Coulisses d’un corps en suspens
Chloé Moglia, après avoir présenté Rhizicon en décembre, nous dévoilait pendant plusieurs jours, toujours au 104 dont elle est artiste associée, Opus Corpus une création de 2012.
Appuyer contre un mur elle attend patiemment que les derniers spectateurs s’asseyent. Puis elle entre dans la lumière pour préparer ses mains, les enduit d’une sorte de colophane, les secoue, les frotte sur son pantalon. Tout en adressant son regard aux spectateurs, elle se défait de son sweat. Ritualisés, ces gestes simples sont une première invitation à l’écoute, à l’attention. Un plateau pratiquement nu, au milieu d’un cercle de projecteurs, seul, un trapèze est suspendu. « J’essaye de placer un cadre d’observation et d’attention pour percevoir les plus infimes détails.» Comme dans Rhizicon, la trapéziste concentre le regard par un dispositif ténu. Elle fait la part belle au corps et à toutes les choses qui le meuvent. Travail sur l’infime, sur ces détails liés au poids, à la traction, au muscle. Nous entrons alors dans les coulisses du corps, en percevons les moindres changements, contractions ou relâchements. Elle rend visible ce qui existe quand un corps est en mouvement, mais auquel on ne prête que rarement attention, ou qui est tu par le rythme bien souvent rapide d’exécution des mouvements. Visibles mais néanmoins mystérieux, l’effort n’étant lui jamais perceptible sur le visage de la trapéziste, seuls ses souffles pourraient le suggérer, ces états de corps surprennent, interrogent. Chloé Moglia s’élance avec lenteur dans des suspensions vertigineuses. La suspension, choix de l’artiste, lié à ses qualités intrinsèques. « La pratique de la suspension, qui souligne/dessine le paradoxe de la force et de la fragilité est un moyen efficace d’accroître l’intensité du vivant dans l’ici et maintenant. Je l’utilise comme générateur de sens et de densité. »
Suspendue à son trapèze, Chloé Moglia n’a de cesse d’étirer son corps, de l’enrouler dans le vide, autour de l’air, de ses membres. Toujours dans une douce lenteur. Le bout de son pied frôle le sol et dans la lenteur la plus extrême quitte ce dernier pour s’élever. Le regard s’attarde alors sur ces bras tractant. D’où vient cette force qui éloigne le corps de la terre ? Comment passe-t-il d’un point à un autre ? Comment la rondeur peut-elle émergée des lignes de tension ? Vision kaléidoscopique d’un corps tour à tour vertical, horizontal, ramassé, étendu. Projeté sur les murs, il nous apparaît sous de nouveaux angles comme autant de faces cachées. On croit voir mais on ne voit rien. Veines et muscles se dessinent, les omoplates pointent leur nez, la peau s’étire, de nouveaux reliefs, de nouveaux paysages apparaissent. Le spectateur se voit plonger dans la matière autant que dans la forme. De ces sensations découlent effectivement sens et densité, dont parle Chloé Moglia. Opus Corpus met le corps à nu et exprime dans un même temps force et fragilité. Des territoires inconnus émergent évoquant parfois les corps peints de Francis Bacon. Tour de force magistral de cette artiste, nous permettant d’accéder à des qualités de corps exceptionnelles demandant concentration, attention, endurance, et une puissance tant physique que mentale indéniable.
Fanny Brancourt, Le104 Paris (Mars 2014)
©Jean-Pierre Estournet