Lignes de fuite, lignes de faille
Dans leur dernière création Borderline, les chorégraphes Sébastien Ramirez et Honji Wang, tutoient la ligne dans tous ses aspects. Elle est à la fois, celle qui nous retient et nous empêche, mais aussi celle figurant la frontière intime ou sociale qui nous sépare souvent et nous relie parfois.
« Quand une société définie clairement ses limites, il y a ceux qui se trouvent à l’intérieur et ceux qui en sont exclus. Et il y a les entre-deux : ceux du bord, ceux qui interrogent ces fils invisibles qui nous forcent à marcher dans le même sens. » Fils invisibles que Sébastien Ramirez et Honji Wang ont décidé de rendre visibles. Borderline est en effet conçu pour cinq danseurs et un gréeur. La présence sur scène de ce dernier bien que peu exploitée, est très intéressante. Voir celui qui manipule, qui donne du leste, ou pas, permet une appréhension tout à fait différente du propos. On est marqué par ce lien inextinguible qui nous lie les uns aux autres, en conscience ou non. Le gréeur par sa présence figure cette main-mise de nos sociétés sur les citoyens. Cette force plus ou moins coercitive qui s’exerce à l’égard des individus. Qui nous mène par le bout du nez. Force coercitive pouvant être aussi animée par les dieux, un monde de l’au-delà sur lequel l’homme n’a pas prise.
D’ailleurs même sans corde, on perçoit la prégnance du rapport à l’autre en général et de son indispensable présence pour exister en tant qu’individu. Le premier duo masculin l’illustre bien. Les deux hommes venus du fond de la scène se lancent dans un pas de deux, de poids contre poids. Chacun s’appuie sur l’autre pour avancer, pour déplacer les corps, s’éloigner de l’autre. Duo de poids, duo d’élans, avec les deux danseuses qui se jettent tour à tour dans la quête d’une sortie, d’un monde meilleur.
Borderline, est une succession de tableaux où l’apesanteur, la gravité, le lien sont éprouvés. Que ce soit juchés sur des talons aiguille, tirés par des cordes, ou enfermés par des grilles, les danseurs traversent nombre d’états où les corps vacillent, cherchent leur place, affirment une grandeur, un pouvoir, un désespoir. On passe de l’envol à la chute. La danse joue de son poids, de ses fulgurances, de ses équilibres instables. Ainsi ces matières corporelles sont propices à la liaison, parfois subie entre l’intime et le privé. Le verbe s’invite donc dans ces différents tableaux. On peut notamment entendre les voix d’Henri Ramirez, le père du chorégraphe, s’indignant contre cette société où l’argent est roi, alors que boire, manger et faire l’amour seraient, d’après lui, les seules choses essentielles à l’homme ; ou encore cet enseignant bouleversé, qui reçu en 2008 dans sa classe la visite inopinée, insultante, méprisante, humiliante… de gendarmes et d’un maître-chien à la recherche d’un quelconque produit illicite.
Ainsi corps social et corps intime se confondent et ne font qu’un. Nous sommes tous reliés les uns aux autres, par des chaînes, des valeurs, des histoires de vie, des chemins parallèles, des tangentes et bien d’autres choses encore que l’on prend pour des différences. Parfois tout se brouille. Il est indispensable alors de prendre du recul, de s’envoler pour que la conscience d’une même appartenance surgisse enfin. Qu’elle s’élargisse un peu plus. Borderline nous propose de prendre cette hauteur nécessaire au vivre ensemble. Sébastien Ramirez, ses danseurs et collaborateurs donnent beaucoup. Ce qui participe à une mise en abîme esthétique et poétique de ces corps du dedans et du dehors. Cependant malgré ces qualités indiscutables, on peine parfois à trouver le lien entre chacun des tableaux présentés. Les transitions un peu brutes ne prolongent pas cette idée de limites et de fils qui se tendent et se distendent, de ces frontières mouvantes.
Fanny Brancourt, Théâtre des Abbesses Paris (Février 2014)
©Frank Szafinski