Nos amours cernés
Déjà trois décennies que le virus du VIH s’est invité dans nos vies, notre intimité. Jeune homme en fleurs à l’époque de la découverte de l’épidémie, Thomas Lebrun a été le témoin horrifié des profondes transformations que le Sida a opéré sur nos façons d’aimer. Physiquement parlant s’entend.
Avec sa création Trois décennies d’amour cerné, le chorégraphe à la tête du CCN tourangeau propose quatre variations sur un même t’aime : l’amour au temps du sida. Soit 3 soli et un duo puissants et captivants, éclairés par le savoir empirique de Lucille Toth, chercheuse américaine sur les années post-sida. En faisant parler le corps « qui permet, qui craint, qui jouit, qui a peur, qui transmet, qui vit », Thomas Lebrun frappe un grand coup disséquant sans concession et sans jugement la sexualité d’une génération aux amours contrariés.
C’est un « S’en fout la mort » qui ouvre le bal des désenchantés sur une bande son d’archives enregistrées à San Francisco en mai 1979 lors du meurtre d’Harvey Milk. Emergeant d’une scène zébrée de néons à la morne lumière, un homme, archétype du pédé cuir, s’apprête à faire la nique à la mort. Dans une ambiance sex-club, option bareback, le danseur (magnétique Anthony Cazaux) défie le poison de l’amour. A son regard aguicheur à peine perceptible dans la pénombre, son corps fier et sûr de son potentiel sexuel, on devine le matamore. Il semble nous dire : si la mort nous pend au bout de la queue, jouissons alors à tout prix de la vie via de petites morts expéditives et anonymes. Le solo De Risques, à coup de reins et de beats technos bien sentis, expose un corps frénétique, noyant sa peur de la mort dans le stupre et la sueur. Tel un plan cul éhonté avec la Grande Faucheuse. Un corps à corps glacial.
La chair est tout aussi triste dans le duo et les deux soli que composent également Trois décennies d’amour cerné. Les corps y sont successivement toxiques objets du désir qu’on craint d’enlacer pour finalement s’y introduire avec une passion dévorante ; ravagés par le doute ou condamnés à la solitude imposée par la maladie. Raphaël Cottin, Anne-Emmanuelle Deroo, Anne-Sophie Lancelin (impeccable comme à son habitude) et Thomas Lebrun (dans une étonnante retenue) y expriment la désolation et une touchante « immunodéficience émotive ». Brillamment et justement.
La dernière image de cette création, présentée dans le cadre des Rencontres chorégraphiques de Seine-Saint-Denis à la programmation particulièrement jouissive cette année, est celle de Thomas Lebrun. Au terme d’un solo à la tension toute électrique, il balance son corps de gauche à droite par de toutes petites saccades. Cette image grave et douloureuse d’un être quasi-autiste, crevant de solitude et du manque d’amour, résume à elle seule les ravages du Sida dans nos vies et dans nos chairs. Une dernière image puissante, à l’instar de cette pièce-choc.
Cédric Chaory (Juin 2013)
©Fédéric Lovino