Latitudes contemporaines

Petit et grand guignol

Signe du destin ? Invité à Lille par la chaleureuse équipe du festival Latitudes contemporaines (= son président, François Frimat, sa directrice artistique, Maria-Carmela Mini, sa chargée de com, Pauline Coppée, sans oublier le représentant de l’agence Pierre Laporte Communication, Thibaud Giraudeau), nous apprenions sur place, quelques heures après notre arrivée, la disparition du « maire d’exception » (selon l’expression de Martine Aubry) qu’eut cette ville au tournant du siècle dernier, et qui fut aussi le premier Premier ministre de François Mitterrand : Pierre Mauroy. Ce festival nordiste, créé en 2003, ne se borne pas à présenter des spectacles de danse. On y anime également des débats sur des sujets d’actualité (cette année, l’un des thèmes traités était celui de la censure) sans jamais évacuer les problèmes sociaux (l’association Latitudes se donne aussi pour mission de réinsérer un certain nombre de jeunes en difficulté en leur confiant des tâches précises, que ce soit dans la partie logistique et technique de la manifestation ou dans l’intendance et le catering). Bien d’autres disciplines que la danse y sont proposées. En outre, chaque soir, après les représentations proprement dites, s’ouvre un « espace de parole partagée », s’effectue in situ un travail de médiation proche du débriefing, visant à rapprocher artistes et public local, sous la forme de discussions pouvant se prolonger fort tard. Enfin, Latitudes accompagne tout au long de l’année des artistes en résidence, plus particulièrement, cette saison : Nadia Beugré, Alain Buffard, Steven Cohen et Latifa Laâbissi.

De Grock à Zouc

De Grock (clown préféré d’Adolphe, mais personne n’est parfait) à Zouc, en passant par Mummenschanz et Godard, la Suisse a produit des comiques assez géniaux qui ont exploré les domaines du cirque, du cabaret, du théâtre visuel ou du cinématographe. La jeune Jurassienne Eugénie Rebetez, avec sa pièce intitulée Encore, a, pour ce qui la concerne, passé en revue, à sa manière, façon bande-annonce, démo ou promo d’un spectacle selon nous pas encore tout à fait au point, une série de numéros divers et variés, enchaînés à la vitesse grand V, parfois même avec une précipitation sans objet – il n’y a pas le feu au lac, tout de même. L’entame du show, misant sur ce que le Genevois Ferdinand de Saussure appelait la fonction phatique du langage (la prise de contact avec le public, et surtout avec le chouchou de la soirée, un certain Antoine, qui a connu son quart d’heure de célébrité) était amusante. La nature comique d’Eugénie ne fait pas de doute. Mais on n’était pas là simplement pour voir le défilé. Puisqu’on était en quête d’art.

On s’attendait donc à quelque chose de plus consistant en découvrant la grande salle de la Folie Wazemmes. Pas à un semblant de poésie, aussi attendrissante soit-elle. À des idées, des trouvailles, à des plaisanteries inédites, à une playlist musicale sortant des sentiers rebattus (= Lady Gaga, Céline Dion, les Saisons de Strauss et les valses de Vivaldi). Encore part pour le moment dans tous les sens. C’est bavard (et ça cause en anglais, qui plus est, Gina se prenant pour Judy, ce qui la fiche tout de même mal pour une chantre de la langue du Jura), les objets et les accessoires ne sont pas exploités à fond, le paravent, par exemple, est dispensable dans la mesure où la jeune femme garde toujours la même tenue, le même look, la même coiffure. Ces défauts s’estomperont avec le temps et ne doutons pas que le spectacle finira par être rôdé, épuré, travaillé dans le moindre détail (cf. celui du Cirque invisible, que les auteurs peaufinent depuis près d’une dizaine d’années déjà). Eugénie gagnera en efficace. Assez de sentimentalisme ! Assez de romantisme rousseauiste ! Comme le conseillait le divin marquis : Artistes, « encore un effort si vous voulez être républicains. »

Fanzine

À propos de Sade, Maria-Carmela Mini avait programmé une pièce tirée d’un récit de Dennis Cooper dans la petite salle de la maison « Folie Wazemmes », une ancienne filature en briques rouges transformée par l’architecte Lars Spuybroek en lieu culturel. La salle était meublée a minima, de quelques gradins garnis de sièges en matière plastique, solidaires les uns des autres, comme les gens du nord, et équipée d’une petite batterie de projecteurs répandant une lumière anodine et crue. Aucun frais en déco, ce soir-là. L’acteur, c’est Jonathan Capdevielle, en sportswear, un gros sac en toile noire posé à même le sol, à sa droite, servant à trimballer une demi-douzaine de poupons chiffonnés et inertes et un pack de cannettes de bière au cas où, un radiocassette de type Ghetto Blaster, côté gauche. Le comédien est sagement assis sur une chaise d’écolier et attend que tout un chacun soit installé et un tant soit peu attentif. Est alors distribué à chaque spectateur un exemplaire d’un tirage limité d’un fanzine de douze pages A3 (le nôtre portait le n° 7667) contenant deux courts textes de David Brooks (alias Dennis Hopper) tapés à la machine en « Courier Narrow » et illustrés de dessins figuratifs. Le comédien joue à vue, seul sur scène, non dissimulé par le castelet traditionnel qui sert à focaliser le regard du public. Il prend des voix différentes, sur le modèle des cartoons, tout en usant de la technique du burattino. La pièce de marionnettes pour adultes est intitulée Jerk et inspirée d’un fait divers datant des années 70, où il est question d’un jeune tueur en série, drogué et homo, ayant à son palmarès le viol et l’élimination physique d’une vingtaine de garçonnets, de camarades de classe et de jeux sexuels.

Ça ne nous rajeunit pas vraiment. En principe, nous sommes censés retomber en enfance et assister bouche bée à l’évocation circonstanciée, rapportée, doublement stylisée, d’événements atroces ayant vraiment, réellement, bel et bien (façon de parler) eu lieu, et pouvant se reproduire à tout instant, hantise ou leitmotiv de l’auteur américain. Ces histoires peuvent fasciner un auditoire de punks attardés ou satisfaire les amateurs d’humour noir, à commencer par la marionnettiste en chef Gisèle Vienne ou son manipulateur-acteur extrêmement doué, Jonathan Capdevielle. On peut rester de marbre, si l’on peut dire, face aux contenus, qui sont toujours un peu les mêmes depuis, au moins, la nuit des temps – du conte de Perrault Barbe bleue, inspiré de la vie de Gilles de Rais à la non fiction novel de Truman Capote, In Cold Blood, en passant par les figures de criminels mythiques : Jack l’Éventreur, H. H. Holmes, Joseph Vacher, John Wayne Gacy, Charles Manson. Le Jerk de Gisèle Vienne agit comme un modèle réduit, une maquette ou un show case jivaresque d’une pièce de Grand Guignol, genre théâtral apparu en même temps que le cinématographe inventé par l’adepte du naturalisme qu’était Oscar Méténier, qui mettait en scène des « histoires macabres et sanguinolentes », de « courts drames horrifiques » et des « saynètes comiques », flirtant avec les limites du goût et celles de la censure de l’époque. Cabotinage cathartique qui se laisse voir et entendre. Par moments, Capdevielle oublie non pas son texte mais le personnage qu’il (ou qui l’) habite – lorsqu’il revient sur la terre ferme, qu’il remonte de la cave des enfers, qu’il joue le narrateur, il oublie de se gratter, geste machinal du junkie en manque qui caractérise David Brooks au début de la pièce. Son interprétation est intéressante, à la fois sobre et enfiévrée – son regard fixe et « allumé » se perd au fin fond de la salle. On pense alors au jeu expressionniste d’un acteur français des années trente, Pierre Blanchar. Inutile de dire que le final est un morceau de bravoure qui vaut le détour. Le comédien se dédouble ou se détriple et, de montreur s’exhibant, devient ventriloque. La formation à cet art schizophrénique, reçue de Michel Dejeneffe, jette un froid, un trouble, bref, produit son effet. On passe du théâtre de Guignol à la pièce radiophonique. Blanchar se métamorphose en Artaud…

Nicolas Villodre

©Alain Monot