La chance – Loïc Touzé

L’Atout de Touzé

Loïc Touzé, par les temps qui courent, a bien de la Chance (pour reprendre le titre de sa pièce) puisqu’il fait l’actualité, ici (à la Ménagerie de verre, maison fondée en 1983) et là (à Nantes comme à Pantin). La photo d’une de ses chorégraphies sert d’ailleurs de couverture à un livre récemment issu et en principe consacré aux rapports entre la danse et le cinéma. Le travail de cet auteur élégant et talentueux semble être enfin pris en considération, voire au sérieux. Cette chance ne doit rien au hasard.

Il est intéressant (mais pas essentiel, selon nous : ce qui compte en dernière instance est le résultat sur scène, le travail formel, l’œuvre aboutie) de connaître les intentions de Loïc Touzé, les coulisses, les ingrédients, la recette de cuisine qui ont produit sa danse. Dans le cas qui nous occupe, le chorégraphe a, paraît-il, voulu que ses interprètes fassent le vide dans leur tête (et dans leur corps) pour « véritablement danser ». Dans cette optique, Touzé n’a pas hésité à recourir à la technique de l’hypnose ainsi qu’à celle de la… télépathie !

Les artistes vus à la Ménagerie (Loup Abramovici, Ondine Cloez, Audrey Gaisan Doncel, Rémy Héritier, Marlene Monteiro Freitas, Carole Perdereau) sont tous convaincants, doués en danse contemporaine en général et en expression corporelle en particulier (à moins que ce ne soit l’inverse). Des pans entiers de l’opus relèvent en effet d’exercices de pantomime, d’expressions du visage, de jeux de regards. Pour la mise en bouche, le chorégraphe a demandé à ses interprètes d’énoncer simplement, d’une façon neutre mais originale, des mots n’ayant apparemment aucun rapport entre eux (« la joie, le voleur, la démocratie, la rose, etc. »), comme ceux qui vous passent par la tête lorsque vous vous essayez à l’écriture automatique. Très vite, les substantifs perdent de leur substance ; l’on prête l’oreille aux signifiants, aux phonèmes qui se succèdent et se chevauchent. Plus loin, après quelques variations de danse libre (= pieds nus), d’assouplissement et de contorsion, les danseurs-acteurs déclinent leurs mots sur un tout autre registre, à voix basse, en articulant chaque syllabe, sur le mode de l’acteur inspiré, pénétré, concerné…

Les fondus lumineux de Yannick Fouassier rythment efficacement l’œuvre, autant que la BO qui alterne le silence le plus absolu (le public, mis à part le fuyard de service, étant ce soir de dernière particulièrement attentif, captif, captivé), le jeu vocal, et même un peu théâtral (au bon sens du terme), des quatre danseuses et des deux danseurs, ainsi qu’une longue série (un peu trop longue, peut-être) d’airs d’opéra du bon vieux temps dont le charme est brisé par l’ironique gesticulation des artistes provoquant (comme souvent) le rire défensif d’une partie de l’audience.

Compte tenu de… la tenue de l’ensemble, de la discrétion (au sens où l’entendent les sémiologues) du déroulé, de la finesse de chaque détail, et aussi, pourquoi pas ?, de la sérénité ambiante, on tolère quelque faille dans la structure, le meilleur n’étant pas ici réservé pour la fin. Cela démarre fort, très fort, par des choses abstraites et belles à la fois et on termine dans l’anecdote, l’illustratif, le pittoresque, le deuxième degré, ce qui est un peu dommage. Il faut dire aussi qu’après l’époustouflant solo inaugural de Marlene Monteiro Freitas, danseuse extrêmement douée que nous avions remarquée chez Chaignaud, qui enchaîne avec aisance les difficultés techniques, réconcilie les contraires (la position allongée et la station debout, les déséquilibres et les changements d’appui), arrondit les angles, fluidifie les postures liées à toute formule faisant appel à l’improvisation (vous savez ? cette gestuelle habituellement agitée, crispée, énervée, hystérique, convulsive), la barre étant placée très, très haut, il semble impossible de trouver un climax, un finale d’une telle intensité.

Le chorégraphe s’en sort avec l’aide de son scénographe, Jocelyn Cottencin, en mettant en abyme la représentation elle-même. La fantasmagorie dansée, peu à peu, s’estompe, toujours au moyen d’un dégradé au noir, cette fois-ci sur un tout petit cadre de scène niché au fin fond du garage de Marie-Thérèse Allier.

Nicolas Villodre La Ménagerie de Verre Paris (Décembre 2012)

©Martin Argyroglo