Le festival A CORPS revient après deux éditions contrariées. Fidèle à sa ligne éditoriale (le corps et ses représentations toujours renouvelées), le TAP, Scène nationale de Poitiers, l’Université de Poitiers et le Centre d’animation de Beaulieu présentent jusqu’au 9 avril pléthore de propositions aux esthétiques turbulentes. Pour le week-end d’ouverture, Benjamin Bertrand y a dévoilé son onirique « Fin des forêts ». A sa suite : l’ensorceleuse Betty Tchomanga et les clubbers kid de (LA)HORDE. De quoi vous lancer un festival à corps perdu…
Errance et désir
Trois êtres errent entre mer et forêt, dans une zone tampon qu’incarne la plage. D’un côté, le clair horizon de la mer qui vous projette dans le futur, de l’autre la touffeur de la végétation, ses méandres qui vous ramènent au passé. Entre : un lieu des multiples possibles aux fortuites et passionnées rencontres. C’est ici qu’y « cruisent » les hommes. Comprendre : s’observent, se séduisent, se caressent, s’embrassent, pénètrent et se font pénétrer.
Le cruising, dans la culture homosexuelle masculine, est la quête d’un ou plusieurs partenaires occasionnels et anonymes. Il est le thème central de La fin des forêts, suite et fin d’un diptyque des « atlas des gestes mélancoliques » entamé par Benjamin Bertrand en 2021 avec son solo Vestiges.
Accoler cruising et gestes mélancoliques apparaît dès lors comme audacieux. Jusqu’à présent les représentations littéraires, picturales ou cinématographiques n’ont eu de cesse de dépeindre la rudesse d’une pratique sociale et sexuelle. Et c’est là le tour de force de la première pièce collective du jeune chorégraphe : proposer un trio fantasmatique, doux, vaporeux … tel un rêve éveillé.
Marche désirante, corps-à-corps extatique, caresse frissonnante, La fin des forêts se déroule sur un plateau habillé de 5 grand panneaux de voiles reprenant des motifs d’une nature stylisée, indéfinie. Des panneaux fluides et transparents qui autorisent voyeurisme et exhibition propres à la pratique du cruising. Dans cet espace voluptueux, se croisent à l’envi les trois interprètes revêtus de robes hybrides signées Cédrick Leboeuf. Ces combinaisons voilent les visages et gantent mains et bras. Incontestablement fluide gender …
A l’ambivalence des corps s’ajoute une gestuelle lente et épurée, comme marionnettique, fortement imprégnée de l’expérience japonaise de Benjamin, récemment résident à la Villa Kujoyama (2020). La pièce est à fleur de peau, ardente et enveloppante comme les nappes sonores de l’artiste electro PYUR. Le chorégraphe place le plaisir au cœur de sa pièce, le spectateur en prend tout autant à observer les sensuelles errances de ses protagonistes.
D’un trouble à l’autre
Dans l’antre du TAP (précisément son immense quai de livraison souterrain) repose Mami Wata, déesse des eaux du culte africain vodoun. Aujourd’hui, elle habite les corps et âme de Betty Tchomanga – interprète-choc de Marlène Monteiro Freitas – et entend ensorceler tout l’auditoire le temps de Mascarades radicales.
Affaire de sauts, chants, râles et autres déambulations erratiques parmi le public, Mascarades bouscule, dérange mais surtout épate par sa capacité à être toujours sur le fil, entre écriture maîtrisée et éruptions intempestives.
Présentée à la suite de La fin des forêts de Benjamin Bertrand, la performance travaille également la sensualité, la sexualité. Cette fois-ci non pas en bord de mer mais dans ses tréfonds et … au fond de la mer personne ne vous entendra hurler car il y a quelque chose de l’ordre du monstrueux, de l’angoissant quand Betty libère sa bête, figure de rituels africains autant que de mythes coloniaux. Gorgone aux cheveux suffisamment démesurés pour que vous y soyez pris dans leur filet, filet de voix stridente puis soudainement rauque et gutturale, doux visage de sirène qui mute en expression rageuse, le corps de Betty est aussi singulier que multiple. Féminin / Masculin, Humain / Animal ? Trouble dans le genre.
De cette « performance-cérémonie » aux accents ultra-expressionnistes et pulsatifs, on sort rincé, persuadé d’avoir été marabouté. Ai-je vraiment croisé le regard de Mami Wata ? Elle m’a tendu la main, ai-je eu raison de ne pas la lui prendre ? Mais déjà les beats de Rone qui martèlent dans les étages de la Scène nationale poitevine nous appelle. Autre chant des sirènes, autre ambiance.
Après le blitz
On avait quitté (LA)HORDE avec un Marry Me in Bassiani pas vraiment convaincant et c’est avec appréhension qu’on se cale face à l’imposant décor apocalyptique de Room with a view qui n’est pas sans rappeler celui, démesuré, de la pièce « georgienne » du collectif.
Mais déjà une clubbeuse commence à s’agiter tout en haut d’une carrière de marbre, prêt des platines d’un Rone qui ne sera pas présent ce soir, rattrapé par un virus tristement d’actualité. Débute alors une épique pièce entre ode à la fureur juvénile et fascination collapsologique. Room with a view joue de tous nos sens, en alerte une heure durant.
Là le décor qui se fracasse sous vos yeux, ici les acouphènes qui se réveillent, et puis là les danseurs qui se démènent dans un déluge electro-acrobatique. Incontestablement, Room with a view percute la rétine. La viole même parfois avec ces images de violence gratuite (une femme battue comme plâtre). On détourne alors la tête, de toute façon dans ce maëlstrom de mouvements, il y a toujours quelque chose à observer.
Avec Room, (LA)HORDE poursuit son travail entamé depuis 2015 sur le clubbing (et les transes qui s’y rattachent) et sur l’ardeur d’une jeunesse en pleine (r)évoltion. Incroyablement résiliente. Celle à l’œuvre sur scène – 18 interprètes déchaîné-es du Ballet de Marseille – fait mouche. Le public du TAP lui a réservé une standing ovation particulièrement enthousiaste, avant d’investir l’accueil du théâtre pour un soirée endiablée.
Cédric Chaory (vendredi 1er avril)
Festival À Corps 2022 – TAP – Théâtre Auditorium de Poitiers