A vaudeville – Mark Tompkins

Mark Tompkins en grande forme

Bien que le dernier spectacle de Mark Tompkins, Opening Night, a vaudeville, présenté au Théâtre de la Cité U dans le cadre du festival Faits d’hiver, relève, une fois encore, de ce que le chorégraphe appelle lui-même une petite forme, on peut affirmer sans grand risque de se tromper que les spectateurs les plus exigeants en ont eu ou en auront pour leur argent. En un peu plus d’une heure, Tompkins et son multi-talentueux duettiste (l’excellentissime pianiste-chanteur-danseur et, surtout, comédien Mathieu Grenier), renforcés par les intermittents (et également polyvalents) Rodolphe Martin et Jean-Louis Badet, passent en revue des pans entiers de la culture musicale populaire américaine (donc internationale, donc, qu’on le veuille ou non, européenne et hexagonale). Un territoire qui va du jazz à la house, du rock au disco, de la rengaine country à la ballade de variété la plus sirupeuse. Le tout illustré, comme il se doit, par une gestuelle ad hoc. Des danses pour émissions de télé restituées avec une précision diabolique, avec du chic et du style, un sens certain de la dérision, énormément de la finesse. Sans parler des allusions et allégories sexuelles en tous genres, mais jamais vraiment grivoises, la distance critique étant toujours la plus juste. Un spectacle bon esprit, donc.
Après avoir triomphé avec son minstrel show intitulé Black n’Blues, Tompkins aborde, avec l’aide de Grenier, le genre du vaudeville (au sens américain du terme) qui juxtapose ou met sur un même plan d’égalité des sketches de théâtre accessible au plus grand nombre (donc, forcément, un peu mélo sur les bords), des numéros chantés, des routines de danses diverses, divertissantes (pas nécessairement « savantes »), claquettes incluses, un laborieux tour de prestidigitation (à la déceptivité assumée), une scène, au final assez hot, avec une marotte, on en passe et des meilleurs. Tompkins joue deux rôles, celui de la vieille gloire de music-hall retirée des affaires, mère célibataire (ou, plus que probable, abandonnée) passant son temps à repasser des robes du soir aussi fripées qu’elle et tentant de motiver un garnement dissipé dont elle souhaiterait faire un enfant de la balle, et celui d’une sorte de Bill Medley, le baryton du duo musical The Righteous Brothers. On aura d’ailleurs droit à la reprise d’un des tubes sensationnels de ce couple artistique, « You’ve Lost That Lovin’ Feeling » (1964), écrit par Barry Mann, Cynthia Weil et, surtout, par l’inventeur du « mur du son », Phil Spector, qui produisit la chose en introduisant quantité d’inventions bouleversant les codes des standards et des 45 tours de l’époque (arrangements subtils au violon, suppression de l’intro, pont à rallonge, durée du morceau dépassant les 3 minutes autorisées, fausse fin, etc.).
Nous avons aussi apprécié une nouvelle version de l’inoubliable « Are You Lonesome Tonight? » (1926) de Lou Handman et Roy Turk, dont Elvis fit un hit en 1960, titre qui fut enrichi en 1950 par un passage parlé dit par Blue Barron, citant rien moins que… William Shakespeare (Comme il vous plaira, acte II, scène 7, c. 1559) : « All the world’s a stage, and all men and women merely players: they have their exits and their entrances; And one man in his time plays many parts » (« Le monde entier est un théâtre, et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs ; ils font leurs entrées et leurs sorties. Un homme, au cours de sa vie, joue de nombreux rôles »). C’est sans doute ce genre de réflexions sur le spectacle qui continue à motiver, exciter, animer le chorégraphe Tompkins. Celui-ci est sensible aux tunes d’Irving Berlin et conclut sa pièce par un des hymnes au spectacle, le fameux « There’s No Business Like Show Business » qui fut  écrit pour le musical Annie Get Your Gun (1946) et immortalisé par Ethel Merman.
Dans ce show, rien n’est complaisant ni rétrograde. Les danses sont, bien sûr, particulièrement soignées, que ce soient les claquettes en « soft shoe » dignes d’un Bill Robinson (cf. la séquence du bateau dans Stormy Weather, 1943) ou d’un Fred Astaire (cf. les pieds caressant la sciure dans Top Hat, 1935), les gesticulations pseudo-égyptiennes en hommage aux vaudevillistes Wilson, Keppel et Betty, aux pionniers du smurf qui s’en inspirèrent (n’allons pas jusqu’à invoquer Nijinski !) ou aux chorus boys de Beyoncé dont on reprend la chanson « Run the World ! Girls ». Qui plus est, les artifices du spectacle, désignés comme tels, gentiment moqués à plusieurs reprises, sur différents modes, avec des moyens du bord réduits à l’essentiel, au minimum scénographique syndical (quelques rideaux de scène, un paravent et divers objets customisés de sorte à pouvoir parer à toute éventualité ou situation) réalisés par Jean-Louis Badet, des éclairages nets et précis signés Rodolphe Martin, continuent à produire leur effet de fascination sur le public…
Nicolas Villodre, Théâtre de la Cité Internationale Paris (Janvier 2013)
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