Cascade, Cécile Loyer et Joëlle Léandre

De l’accumulation comme art vibratoire

Prenons : une danseuse chorégraphe, Cécile Loyer, une contrebassiste, Joëlle Léandre, donnons leurs quelques palettes de bois, un aspirateur portable, un lot de fripes, un long ruban rouge, un paquet de corn flakes, un ballon, un saut pour uriner… une bande son faite de bruits urbains, de voix, d’eau, de musiques… un jeu de lumières… Mélangeons le tout. Nous obtenons Cascade. Un ensemble de saynètes complètement ludiques où se déploie toute une palette de couleurs et de tonalités diverses.

Deux personnages, incarnés par la danseuse et la musicienne, voyagent sur le plateau d’univers en univers. Les différentes scènes sont matérialisées par des palettes de bois et chacune offre une narration, est espace de jeu, où les émotions se révèlent. Chaque moment est l’occasion d’une histoire dont le fil est déroulé puis tendu jusqu’à sa rupture. La complicité entre les deux artistes est entière. Elles ont toutes deux l’art de se moquer d’elles-mêmes et d’improviser, ce qui à première vue pourrait être le principe de Cascade. Et pourtant, qu’on ne s’y trompe pas tout est écrit. Des rendez-vous musicaux ponctuent et donnent l’opportunité aux deux personnages, hauts en couleurs, de se rencontrer.

Les séquences s’enchainent sans vraiment de lien les unes avec les autres. Elles ont cependant toutes comme point commun l’accumulation, l’escalade, la surenchère avec tout ce que cela peut avoir de ludique, de grotesque, de loufoque et de poétique.

Ainsi défilent toute une galerie de personnages : la danseuse Léandre vêtue d’une robe en tulle à paillettes, qui tente sous les ordres de son professeur de danse interprété par Cécile Loyer de sentir l’air, d’avoir des yeux dans la nuque et toutes ces choses que l’on apprend dans des cours de danse ; une femme qui défèque dans un seau, dont le visage et le corps se tordent dans tous les sens ; une chanteuse d’opéra dont l’accessoire principal est un aspirateur portable ; une femme qui s’emballe d’un ruban jusqu’à s’épuiser lorsqu’il faut s’en démêler… Ces femmes ont l’art du déguisement comme de la dérision. Elles se prennent au sérieux avec délectation pour mieux se moquer d’elles mêmes.

Tout ici participe à une forme de chaos, de paroxysme tel, que le corps n’a d’autre choix que de s’y engouffrer. Il est cette matière sans cesse bousculée, triturée, malaxée. L’engagement physique est total. Le grotesque et l’absurde l’emportent sans s’égarer vers une quelconque lourdeur ou vulgarité. Cécile Loyer, chorégraphe de plus d’une dizaine de pièces maintenant, arrive à chaque histoire à être à la fois le fil et sur le fil. Elle est troublante de cette expressivité fortement liée au bûto. Danse dont elle reçut l’enseignement auprès de Mitsuyo Uesugi (une soliste formée par le maître Kazuo Ohno).

Vêtue d’une robe à fleurs, un ballon dans les mains, elle avance vers le public, étonnée, rieuse, puis bouleversée et triste. Chaque état émotionnel traversé est incarné par tout son corps avec une telle justesse que l’on est soi-même bouleversé.

Cascade est une pièce inclassable : ni dansée, ni musicale, ni théâtrale mais tout à la fois. Une fenêtre grande ouverte sur des personnages dont le quotidien est à la fois proche du notre tout en étant éloigné par sa dimension clownesque et poétique. Cécile Loyer et Joëlle Léandre jouent avec l’accumulation et le dénuement jusqu’à faire vibrer les corps dans ce qu’ils ont de plus lumineux et obscures.  

Fanny Brancourt – Centre national de la danse Pantin (Mars 2013)

©Sophie Carles