Nous pénétrons dans un brouillard épais. La salle du théâtre de la Ville est déjà chargée d’une présence particulière : fantomatique ou réelle ? Apparaît, au centre de la scène éclairée par une douche de lumière diffusant la brume épaisse aux périphéries, une sorte de chevalier moyenâgeux qui ne semble avoir d’autres alternatives que de suicider. Munie de sa longue et ciselante épée, il se tue devant nous. Aucune autre issue ne paraît possible. La résignation l’emporte face au refus de l’abnégation. Le décor est violemment planté. Cette scène très forte est accompagnée d’une musique elle aussi très chargée qui entraîne le spectateur dans un tourbillon dont il ne sortira pas indemne.
La musique omniprésente, personnage à part entière de Political Mother, est une composition d’Hofesh Shechter lui-même. Le diplôme de l’Académie de Danse et de Musique de Jérusalem en poche, Hofesh Shechter s’est formé à la batterie et aux percussions à l’école de batterie Dante Agostini à Paris. Aussi est-il en plus d’être danseur et chorégraphe, compositeur et musicien de toutes ses pièces chorégraphiques.
On sent la prégnance de cette musique tout au long de Political Mother. Les percussions en direct laissent tour à tour place à des guitares saturées façon heavy métal, et une bande son composée elle aussi d’instruments percussifs. Seules deux musiques additionnelles (J.S Bach, Cliff Martinez, et Sergio Mendes) viennent nuancer l’espace sonore. Si l’espace sonore peut être source d’étouffement, propice à la claustrophobie, la danse qui n’en n’est pas moins dense, s’exprime par des aller-retour d’une grande charge visuelle et physique.
Le premier pas de deux (incarné par deux hommes), s’apparente à ces danses juives où alternent légèreté des corps par un sautillement régulier, et ancrage terrien. Les bras levés vers le ciel, les doigts des danseurs appellent (dieu). Ces gestes comme tout rituel, sont répétés à l’infini, en solo, duo ou en groupe. Ils marquent le moment où l’on se retrouve, où l’on se reconnaît après s’être perdu dans les méandres du monde actuel. Ils sont la bouée à laquelle chacun peut se raccrocher lorsqu’il perd pied.
Hofesh Shechter crée grâce à cette gestuelle un univers où la vitesse semble tout emporter. Les danseurs vont et viennent sur scène avec une puissance et une rapidité impressionnantes. Ils mettent en valeur le décalage entre ces moments de rituels qui permettent de se retrouver d’être avec soi, de communiquer avec « l’autre chose » (l’au-delà ?), d’être ensemble, mais aussi de se laisser prendre par le monde extérieur et tout ce qu’il crée. Le dérapage, la folie demeurent à proximité. Apparaissent alors les difficultés d’être ensemble, d’être à deux, un homme et une femme et celle d’être seul. La bouée permet alors d’éviter l’incontrôlable. « Where there is pressure…….. there is folk dance », nous écrit Hofesh Shechter vers la fin du spectacle. Trait d’humour qui rend soudain un peu de légèreté à tout ce qu’on vient de voir et d’entendre.
Political Mother décrit notre monde comme irréaliste. Nous sommes sans cesse confrontés à des événements qui humainement nous entraînent vers le côté sombre de nous-mêmes. Notre face brumeuse et suicidaire. Pour échapper de temps en temps à cette inhérence, nous construisons d’autres réalités. La physicalité des danseurs est empreinte de ce contexte de constructions et déconstructions. Les corps sont parfois las et complètement relâchés puis d’une tonicité extrême. Les danseurs passent d’un type d’énergie à une autre dans une rapidité impressionnante.
La musique comme la danse s’appuient l’une sur l’autre pour aller jusqu’à la saturation. Et lorsqu’on est au bout du chemin, ce qui s’est passé sous nos yeux redéfile en sens inverse. Nous revenons à l’acte fondateur de Political Mother, le suicide du chevalier. Le travail d’Hofesh Shechter propose des axes de réflexions très forts tant par le choix de la musique, de la danse, et des lumières. Parfois jusqu’à l’excès, mais il s’agit bien de notre monde donc prenons en acte.
Fanny Brancourt – Théâtre de la Ville Paris (septembre 2010)
©Andrea Mohin