Exit le solo, Radhouane El Meddeb tente l’expérience collective et peaufine actuellement sa première pièce de groupe Ce que nous sommes. Occasion de revenir sur le parcours d’un chorégraphe qui ne laisse pas indifférent.
Radhouane a fait le grand saut. Celui de la pièce de groupe. Avec cette « urgence à se multiplier » il tourne, le temps de Ce que nous sommes, la page des soli introspectifs qui ont fait sa renommée. « Tenter un spectacle où j’aurai 5 Radhouane devant moi et à qui je transmettrai des choses qui me sont intimes… à des corps qui ne sont pas moi. » il y pensait depuis longtemps, et souvent au sortir de spectacles qui le laissaient sur sa faim. Assurément il saurait faire mieux, tout au moins il essaierait ! Déjà en 2006, il avait tenté la transmission d’un solo (Hùwà interprété par le danseur Lucas Hamza Manganelli). Avec succès.
Comédien pour des metteurs en scène confirmés du monde arabe, Fadhel Jaïbi, Taoufik Jebali ou Mohamed Driss, consacré en 1996 «jeune espoir du théâtre tunisien», Radhouane El Meddeb s’est très tôt acoquiné de Terpsichore. « En Tunisie, nous n’avons aucun complexe à danser à l’occasion de nombreux évènements familiaux ou autre. Les corps dansants se retrouvent dans tous les grands moments de la vie. » explique le chorégraphe qui avoue maîtriser parfaitement le répertoire classique découvert sur la Rai Uno (chaîne prisée par les Tunisiens dans les 70’s) et diffusé à satiété les nuits d’été. Giselle et toute la pléiade de danseurs qui s’agitent dans les grands shows de variétés italiens le poussent à s’inscrire dans les nombreux stages de danse contemporaine que propose Tunis. En parallèle de sa carrière naissante de comédien, Radhouane décide alors de travailler ses grands pliés et ses relâchés. « Je prenais des cours de danse en Tunisie avec un danseur de Pina Bausch, au Ballet national Tunisien où je coécrivais des spectacles. Malgré mon physique, mes profs avaient décelé un potentiel, un petit quelque chose. »
Mais Tunis n’est Paris. Arrivé dans le berceau de la danse classique, les rondeurs largement assumées de Radhouane posent un hic : se confronter au regard français est beaucoup plus ardu. Qu’importe il en faut plus pour décourager le jeune comédien : « Je ne fais pas de la danse pour maigrir, j’adore le corps que j’ai. Les danseurs de Pina Bausch ont de la technique, une belle plastique c’est sûr mais quand je les vois c’est avec leur âme qu’ils dansent et non leurs muscles. » Il garde d’ailleurs un goût amer de sa collaboration à la pièce Mille départs de muscles (2007) de ses amis Héla Fattoumi et Eric Lamoureux où il se sentait légèrement à l’étroit dans son rôle de « gros de service » mais « après tout c’est un spectacle drôle et ludique. Nous aurons dû cependant aller plus loin dans la réflexion, je pense… ».
Au panthéon des idoles de Radhouane se trouve feu Pina Bausch, à côté de Maguy Marin, Catherine Diverrès, De Keersmaeker ou encore Mathilde Monnier qu’il affectionne particulièrement. A défaut d’avoir côtoyé la Dame de Wuppertal, il a entretenu un temps une correspondance avec son ancien scénographe Raymund Hoghe. « Quand j’ai fait mon premier solo, je ne le connaissais pas. Les spectateurs m’ont fait remarquer des ressemblances. J’ai vu Le Sacre et quelques autres spectacles avant qu’il vienne me voir à Montpellier Danse. Nous avons eu quelques échanges épistolaires. Il a été très touché par certains passages de mon premier solo. » Un corps qui s’éloigne des canons de la danse tel qu’on le fantasme en Occident, des solos contemporains percutants qui n’ont que faire de la bella figura… il en a fallu peu pour que critiques et spectateurs voient en Monsieur El Meddeb un Hoghe tunisien. Une comparaison qui lui « parait étonnante » : « C’est l’histoire d’un autre corps là, non ? » s’interroge l’interprète qui rêverait de travailler autre chose que son corps avec toutes les chorégraphes citées ci-dessus, une autre sensibilité. « Le corps au service de la dramaturgie, de l’émotion, de la narration même des personnages » voilà son défi.
Aujourd’hui ce qui agite le chorégraphe ce sont les dernières mises au point de Ce que nous sommes, création qui verra le jour au Centre National de la Danse, courant mai. « Pour cette pièce, j’ai voulu traiter de la fin, du chaos. Il me semble qu’il y a un rendez-vous très proche avec la fin…Regardez l’état du monde aujourd’hui. Puis entre temps mon père est décédé. J’ai donc insufflé tous mes ressentis, mes émotions à mes interprètes. Du coup, cela parle des derniers instants. » Inutile de préciser que l’œuvre s’annonce sombre mais aurait-il pu en être autrement pour le chorégraphe traumatisé par la disparition de son père ? : « Je veux raconter la disparition, la fin ou les fins de l’être humain moderne et contemporain, ici maintenant et aujourd’hui. Avant je parlais de la solitude de l’homme dans mes soli maintenant je le fais en groupe. »
Première pièce de groupe, premières impressions : « C’est étonnant de voir des corps différents, avec des notions d’espace et de temps différentes sur lesquelles je projette des mouvements et idées personnels. Ce n’est pas mon corps, mais tout émane de moi. Troublant, non ? » Très certainement. Le public le sera-t-il, troublé ? Radhouane lui fait confiance. Bien plus qu’aux programmateurs qu’il juge bien souvent frileux : « Les programmateurs veulent remplir simplement leur salle avec du léger et des couleurs et ne prennent pas le temps de se poser des questions. Le public, lui, m’attend à la fin de mes représentations parfois avec les larmes aux yeux, alors que les programmateurs ne sont plus là. Ils ont vu la pièce mais ne provoquent pas l’échange. Pourtant je n’attends que cela d’échanger. »
Loin du show à paillettes, Ce que nous sommes saura certainement charmer les programmateurs qui savent qu’aujourd’hui le nom El-Meddeb attire un large public. Ses soli l’ont démontré. De quoi apaiser un peu les craintes du jeune chorégraphe, quelques jours avant la Première, bien décidé à tracer sa route hors des sentiers balisés de l’actuelle danse contemporaine française.
Cédric CHAORY – Centre national de la danse Pantin (Mai 2010)
©Agathe Poupeney