Les chorégraphes Christian et François Ben Aïm ont pris pour point de départ de leur pièce En plein coeur, le texte du dramaturge Bernard-Marie Koltès Roberto Zucco (personnage lui-même inspiré d’un fait divers). Le public est encore en lumière lorsque des hommes nous interpellent et commencent à nous conter l’histoire de Roberto Zucco. Si ce n’est le son des micros de mauvaise qualité au début du spectacle, on est tout de suite happés et questionnés par ce qui nous est offert. Les premières scènes témoignent de l’intérêt certain de mettre en danse un tel personnage. Les aller-retours voulus entre le texte lu, récité, vécu de Bernard-Marie Koltès et les corps des danseurs qui se retiennent puis explosent, apparaissent évidents.
Roberto Zucco est un personnage en fuite. Il s’évade sans cesse pour se confronter à l’autre et à lui-même. Que ce soit face à sa mère, face à une jeune fille ou encore face à un vieil homme, il se frotte à l’autre. Il le cherche. Il tente de bousculer les convenances, il s’amuse des choses, des sentiments d’amour et de haine qui traversent chacun d’entre nous. Il fait partie de ces personnes border-line qui par des actes terribles, inhumains – scène joyeuse qui tourne au drame, au parc il tue un enfant devant sa mère – nous font nous interroger sur les profondeurs de notre (in)humanité.
Christian et François Ben Aïm explorent ces contradictions, qui sont présentes en chacun d’entre nous de manière plus ou moins exacerbée, en modulant sans cesse l’espace scénique à l’image de ce qui nous meut intérieurement. Ce sont les danseurs-acteurs qui s’emparent à chacune des scènes, des différents éléments de décor disposés sur le plateau et qui créent un nouvel espace avec lequel il faut à nouveau composer. Il y a une prise de risque à chaque changement qui participe pleinement au Mouvement permanent du corps et de l’âme de Roberto Zucco, tout comme des personnages qu’il rencontre. La danse qui nous est proposée est franche et sans fioritures. Elle s’adresse directement à ses interlocuteurs. Même les personnages de la petite fille et du vieil homme, qu’on pourrait penser plus naïfs, plus légers physiquement nous interpellent avec véhémence. En plein coeur, n’est pas une promenade de santé pour le spectateur. Elle l’interroge, le pousse dans ses retranchements afin qu’il prenne part aux différents questionnements qui sont soulevés par le personnage de Roberto Zucco et de ceux qu’il rencontre dans sa fuite en avant.
L’incroyable vitalité qui émane de la danse des frères Ben Aïm est tempérée par une noirceur des personnages et de ce qu’ils endurent. On peut être bousculé par ces corps à corps houleux et heurtés que ce soit celui de Roberto Zucco avec la jeune fille ou encore celui des deux femmes qui se mêlent et s’emmêlent jusqu’à s’expulser l’une de l’autre. Mais c’est comme si cette lutte était nécessaire à l’affirmation de chacun et finalement à plus de compréhension.
La musique de Jean-Charles Versari (ancien leader du groupe Les Hurleurs), exprime face à ces corps en quête de tranquillité et de confrontation, une sorte de relatif apaisement. Elle est à la fois le contrepoint et l’illustration de ce qui se joue sur scène.
En plein coeur est une pièce qui touche des zones parfois sombres de nous-mêmes, mais qui ne laisse pas indifférent. On est emportés dans cet univers singulier, fait de danse, de voix, d’objets, de musique, de jeux qui conduisent à se rapprocher de nous. Univers singulier et dense qui parfois peut être tellement riche qu’on ne se souvient pas forcément de chacune des scènes qui nous sont données. L’une en chasse l’autre, comme Roberto Zucco passe d’une personne à une autre. Reste un temps avec elle puis repart dans sa course effrénée. Alors la mémoire s’empare du spectacle pour en garder les moments forts.
Fanny Brancourt
©Philippe Delacroix