Dehors, des femmes coupent du bois. D’un coup de hache net et précis, elles coupent et coupent encore au gré des encouragements d’une foule citadine fascinée par un geste ancestral, bien plus hardi qu’une paresseuse action consistant à tourner la molette de son chauffage central. Autour des bûcheronnes, la magnificience d’une place royale édifiée par un duc esthète en 1750 (le duc de Lorraine Stanislas Leszczynski) dont une montagne de bûches vient perturber la rectitude trop clinquante. Une chaîne humaine, laborieuse, rapatrie peu à peu le bois. Direction : le hall tout en marbre et feuille d’or du Musée des Beaux-Arts de Nancy pour y édifier un totem.
En invitant des femmes de plus de 50 ans à venir manier la hache et la tronçonneuse, la chorégraphe dano-suédoise Dorte Olesen signe avec Femme bûcherons une conviviale performance. Rencontre originale avec la ruralité au cœur de la cité mais surtout réflexion sur la féminité, la fraternité, le travail d’équipe. La performance qui se joue au MBAN fait écho à ce qui se trâme de l’autre côté de la place Stanislas, dans l’écrin du non-moins sublime Opéra de Lorraine : la Première des pièces conçues par les frondeuses Mathilde Monnier et La Ribot pour le CCN – Ballet de Lorraine. Elles aussi, à leur façon, questionnent la physicalité, l’expressivité et la performance du corps humain mais déplacent leur objet d’étude de la femme au danseur.
La Ribot ouvre la soirée avec un harassant EEEXEEECUUUUTIOOOOONS. Hilares, s’affairant à petits pas pressés comme une horde de fourmis, les danseurs entrent en scène, totalement concentrés sur la mise en place d’un tapis de sol d’une blancheur immaculée. On déplace, on plaque, on scotche ce lino entre rires aigus et frappes de pieds pour s’assurer de la bonne adhésion de cette surface caoutchouteuse.
L’entreprise tourne à plein régime tandis que la danse s’installe. Une boucle, un 8X8 temps des plus basiques, besogneux, mix de figures classiques et tics contemporains éculés. Une heure durant, la compagnie s’échinera à danser cette variation désuète avec application, force et rires benêts. De quoi user un public qui attend en vain que quelque chose se passe. Mais rien ne se passera. De la vigueur (la même que les danseurs mettent à peindre, à tour de rôle, les murs qui les encadrent) mais aussi un relatif détachement, comme cet homme perché dans les airs qui ne semble nullement concerné par ce qui se trame sous lui… EEEXEEECUUUUTIOOOOONS pose la question du métier de danseur, de ceux qui cachetonnent, qui font le job. Ces tâcherons de la danse, pris dans une sorte de taylorisme chorégraphique effraient et fascinent à la fois. La troupe du Ballet de Lorraine s’y donne à cœur joie, totalement déshumanisée, peu concernée par son art. Et pourtant donnant tout ce qu’elle a en elle.
Ces jeunes danseurs impressionnent encore plus avec la pièce suivante. Un Mathilde Monnier du meilleur cru, un hommage juste, exceptionnel, drôlatique à souhait aux danseurs et danseuses. Objets (re)trouvés met au jour les ficelles du métier. Ces huit temps que l’on comptent constamment, durant toute une carrière, les plaquant à une gestuelle précise, définitive ; ces onomatopés, souffles et autres borboygmes sensés aider à retenir une variation, une musique, une intention ; ces images qui servent à incarner au mieux une sensation, un personnage, un sentiment. Tout ce qui est nécessaire pour exceller sur scène est ici dévoilé avec un humour ravageur et une énergie salvatrice. Et puis il y a le décryptage de la naissance d’une passion : Michael Jackson et Madonna pour certains, une Étoile pour une autre. Et ces souvenirs d’un laborieux apprentissage qui remontent à la surface. « 1998 Concours du Conservatoire », « 1992, spectacle de fin d’année » sont remémorés par les « éxécutants »… Tous les danseurs présents dans la salle, qu’ils soient amateurs, semi-pros, qu’ils aient raccorchés leurs chaussons, voient les plus jeunes années de leur vie, celles où ils usaient leur guêtres dans les studios et sur les proscéniums, défiler sous leurs yeux. La fougue et l’implacable interprétation (dansée et théâtrale) du Ballet de Lorraine emportent alors tout sur son passage et laissent présager du meilleur pour le Centre chorégraphique.
Car ce premier programme de la saison 2012/2013, imaginé par Petter Jacobsson aux commandes du CCN de Nancy depuis un an, est une réussite totale. En 2013, cette fine équipe s’attèlera à la reprise d’œuvres de Gisèle Vienne, Twyla Tharp et à la création d’une chorégraphe norvégienne peu connue dans l’hexagone : Ingun Bjornsgaard. On a hâte de découvrir tout cela et de célébrer avec eux la puissance de la danse écrite par des femmes (thème de la saison). Puissent-elles nous faire revivre encore de brillantes soirées comme celle du 24 novembre.
Cédric Chaory – Opéra de Nancy (Novembre 2012)