Ira Kodiche : danser malgré tout

Ira Kodiche : danser malgré tout

Après l’accident qui l’a rendue paraplégique, la danseuse et chorégraphe internationale Ira Kodiche transforme l’épreuve en création. Avec Échelle, elle invite à explorer la renaissance à travers une danse urbaine et contemporaine, où le corps, le métal et la lumière dialoguent. Sept interprètes donnent vie à une histoire de résilience, de rencontres et d’espoir, révélant la force poétique et libératrice du mouvement, même au cœur du handicap. Entretien.

Avant votre accident en 2019, quel était votre univers de danse et de création ?

J’étais danseuse professionnelle et professeure-chorégraphe, basée à Paris. J’enseignais dans diverses écoles telles que le Studio Paris Centre ou le Studio Harmonic pendant plus de 25 ans, tout en intervenant parallèlement dans la première école de formation hip-hop parisienne pendant une vingtaine d’années également. C’est un parcours éclectique que j’ai beaucoup aimé. À l’époque, on nous mettait facilement des étiquettes — classique, jazz, contemporain — mais mon enseignement a toujours eu un côté très hybride, qui m’a suivie tout au long de ma carrière de danseuse et de pédagogue. Et cela reste vrai aujourd’hui encore.

En tant que chorégraphe, j’ai mené une carrière internationale, notamment dans les pays de l’Est et au Japon, pendant près de 25 ans. En Pologne, j’ai été la chorégraphe du célèbre programme télévisé So You Think You Can Dance ?. Cette émission m’a offert une belle notoriété : de nombreuses écoles et compagnies professionnelles ont ensuite fait appel à moi, notamment pour des créations dont une signée en collaboration avec Thierry Verger (Drabzeen). J’ai par la suite signé Metamorphoz.

Il faut savoir que je suis autodidacte. Je me suis formée aux côtés de Thierry Verger, mais aussi auprès de tous les danseurs et danseuses qui suivaient ses cours, venant d’horizons très variés : jazz, classique, moderne… J’ai appris à travers eux. Cette démarche exigeante m’a poussée à me dépasser sans cesse. Au final, personne ne savait vraiment d’où je venais : pour les jazz, j’étais contemporaine, pour les contemporains, j’étais jazz, et les classiques saluaient ma technique. J’ai travaillé avec acharnement pour apprendre, être à la hauteur et me singulariser.

Comment expliquez-vous le vif succès que vous avez rencontré en Europe de l’Est ?

Dans les pays de l’Est, les danseurs et danseuses sont solides, puissants, dotés d’une technique irréprochable et d’un dépassement de soi à toute épreuve. Je pense que ma danse, mais aussi ma manière d’enseigner, leur ont immédiatement plu. Il y a eu un vrai coup de cœur avec une directrice artistique (Elzbieta Pantak) qui m’a ouvert les portes du pays. Ces artistes avaient une formation classique très rigoureuse, mais peu d’accès aux styles venus de l’étranger : ils ont été happés par les influences françaises. Thierry Verger, Jean-Claude Marignale et moi-même avons été parmi les premiers à nous rendre là-bas.

Vous parlez d’acharnement et de discipline. Comment avez-vous trouvé la force de renouer avec la danse après votre accident ?

J’ai subi deux lourdes opérations après cet accident de la vie, puis j’ai passé un an dans un centre de rééducation. Au début, on est dans le déni. On ne veut pas croire qu’on ne marchera plus jamais. Le verdict est tombé au bout de trois mois, comme un couperet. C’est violent de voir ce qu’on voit dans ces centres : ce sont les grands accidentés de la vie. C’est un choc de se découvrir “pantomime”, de comprendre que la colonne ne tient plus, que la moelle épinière est touchée. Pour ma part, je suis paraplégique incomplète.

Au bout d’un an, je sors du centre… et le Covid arrive. Une double peine ! Je ne peux plus enseigner, non seulement à cause du confinement, mais aussi en raison du manque d’accessibilité dans les centres de danse. À Paris comme ailleurs, c’est un vrai sujet. Les années passent — 2019, 2020, 2021 — puis, fin 2022, à la demande insistante de Thierry (et je l’en remercie), je retourne enfin dans un studio.

En face de chez moi, il y a un dojo où ont lieu beaucoup de répétitions dansées. Je voyais passer mes collègues, de ma fenêtre, sans oser y aller… jusqu’au jour où je décide d’y entrer. Immédiatement, l’envie revient. L’odeur du studio, la sueur, les danseurs : tout me happe. C’est dans mon ADN. Quelle émotion ce jour-là !

Et depuis ce jour, votre envie de chorégraphier renaît…

Tout à fait. J’ai alors appelé quatre danseurs que je connaissais. Avec leur soutien indéfectible, nous avons créé un teaser intitulé Échelle, pour me relancer. Tout est parti de là. Le grand défi était : « Comment transmettre depuis mon fauteuil roulant ? » Non seulement à des interprètes que je connais, mais aussi à d’autres. Finalement, cela s’est fait très naturellement : le haut de mon corps n’est pas touché, je peux donc montrer, guider, me rapprocher des danseurs pour expliquer par où passe le mouvement.

En parallèle, je m’entraînais dans un centre de rééducation avec un exosquelette qui me permettait de me tenir debout. Un jour, j’ai demandé à mes danseurs de venir me voir, et j’ai décidé de créer autour de cet appareil. Ce jour-là, j’avais carte blanche : j’ai pu créer librement. Par hasard, M. Laurent Fabius était présent et j’ai pu lui montrer cette chorégraphie montée en deux temps trois mouvements. J’ai posté la vidéo sur les réseaux sociaux, et le Comité des Jeux Paralympiques m’a contactée, intéressé par cette création, que j’ai intitulée Exosquelette. J’en ai fait une pièce de 25 minutes et j’ai ainsi renoué avec la scène à l’occasion de cet événement mondial. À partir de là, plus rien ne pouvait m’arrêter.

Pour en arriver à Échelle, donc ?

Oui. À partir des quatre interprètes du teaser original, j’ai chorégraphié une pièce d’une heure pour sept artistes, dont Thierry Verger. La pièce parle des survivors, à l’image des athlètes paralympiques que nous avons applaudis. Elle évoque le dépassement de soi, qui m’a toujours définie, mais aussi l’estime de soi. Sur une échelle de 1 à 10, comme me le demandaient souvent les médecins pour évaluer ma douleur, je réponds : « Moi, je vaux 11. » Un grand 11 sur l’échelle de l’estime de soi. Cette pièce raconte l’histoire d’une danseuse qui a perdu l’usage de ses jambes. C’est une chaîne de résilience, d’espoir et de créativité.

La pièce fait aussi appel à des éléments médicaux — déambulateurs, barres parallèles… Je leur rends hommage, car ils m’ont relevée, littéralement et symboliquement. Échelle est un mot fort : dans nos vies, nous gravissons les barreaux un à un. Parfois, on tombe, mais on peut se relever.

Comment avez-vous travaillé la rencontre entre danse contemporaine et danse urbaine dans cette pièce ?

J’ai eu la chance d’avoir une équipe qui s’est pleinement approprié mon histoire et mon style hybride. Ce sont des artistes d’une technique exceptionnelle, mais surtout des êtres humains extraordinaires. Ils sont mes jambes, ils me portent. Ce sont mes aidants. Pendant les répétitions, avant, après… Ils me transfèrent d’un fauteuil à un autre, me soulagent, me portent même pendant le spectacle — j’y danse une valse. Ils ont compris beaucoup de choses, notamment en participant à des événements comme la cérémonie à l’Assemblée nationale où j’ai été décorée lors du Trophée des aidants. Ils ont été profondément touchés par ce qu’ils ont découvert. Vous savez, nous, les invalides, nous sommes souvent les invisibles de la société.

Comment vous projetez-vous désormais dans cette nouvelle carrière de chorégraphe ?

Pour l’instant, je fais tout toute seule. Ma compagnie, Art’Corps, est toute récente. Mon métier n’est pas celui d’une chargée de diffusion ou d’administration, donc j’apprends, je tâtonne. Par exemple, je n’avais pas anticipé la saisonnalité des programmations, le rétroplanning, le calendrier…Mais je monte peu à peu en compétences.

J’ai depuis 2023 des aides ponctuelles. J’ai été soutenue par DCA Handicap 2023 puis l’Adami 2025 et prochainement le fond de dotation Regnier aide à la création pour 2025. Petit à petit, la compagnie se structure. J’espère que la représentation de décembre suscitera de l’envie et un bel élan de la part des programmateurs et acteurs culturels. Nous participons aussi aux plateaux IMAGO (Ndlr : des journées de repérage destinées aux programmateurs intéressés par le Festival IMAGO 2026) , ce qui, je l’espère, nous aidera à avancer.

Et au-delà des créations pour ma compagnie, je crée pour des événements ou des pièces d’autres artistes. Quelle immense fierté que l’on ait fait appel à moi pour être la chorégraphe de la pièce de théâtre Toutes les autres de Clotilde Cavaroc et Elise Noiraud, pièce acclamée d’Avignon à Paris. C’était un magnifique défi de créer pour des comédiens. 

Nous sommes à un mois de la date de décembre. La compagnie est-elle prête ?

Nous avons déjà dansé la pièce en février dernier. J’avais décidé de m’autoproduire au Théâtre El Duende, à Ivry-sur-Seine, pour tester Échelle face au public. C’était la première fois que je remontais sur scène : un moment d’une très grande émotion, entourée de mes ami·es, collègues danseurs et chorégraphes. Nous l’avons rejouée en avril au Théâtre de la Boutonnière, puis au festival Tanzart à Bielefeld (Allemagne). Pour la date de décembre, nous devrons répéter, mais compte tenu de l’économie de la compagnie, nous n’aurons que quelques jours pour prendre le plateau et effectuer les filages. Mon équipe travaille de son côté, et je sais que nous serons prêts : nous sommes des professionnels, investis à 100 % dans cette aventure. Nous serons prêts, et une fois encore, portés par l’émotion.

Propos recueillis par Cédric Chaory

Crédit photo : Tania Tan

Billetterie : Spectacle « échelle » Chorégraphe Ira Nadia Kodiche ART’CORPS Danse hybride – Billetweb