Subtiles Voies(x)
Un homme nu se précipite en devant de scène. Il scande des sons émergeants du plus profond de son être. Son corps vibre et se cabre à la mesure des notes qu’il exulte. Le rai d’un néon, à la frontière entre la scène et le public, éclaire les vingt premières minutes, ou plus, de Cesena. Franche pénombre, dans laquelle des corps apparaissent, s’éclipsent. Ils donnent à entendre autant de silences, de suspensions que de présences. Les interprètent (six chanteurs de l’ensemble vocal Graindelavoix et treize danseurs de la compagnie Rosas) pénètrent l’espace, à l’image de flamants roses, juchés sur des jambes infinies à l’équilibre fragile. Deviner les visages… peu importe. Cette entrée en matière nous permet d’accéder justement à d’autres couleurs, à un autre corps, le corps collectif, le corps sonore, le corps espace. L’espace une des composantes majeures de Cesena. Il est travaillé, déplacé, composé sans cesse.
Les danseurs-chanteurs se l’approprient, s’y appuient, le renversent, le cernent pour toujours le redéfinir. A la fois par leurs voix et par les voies qu’ils empruntent. Rien n’est artefact. Anne Teresa De Keersmeaker, avec cette nouvelle création, nous plonge dans l’essentiel de ce qui nous relie. Des voix et des espaces que l’on crée au fur et à mesure des interactions.
Comme dans son dernier spectacle En atendant, la chorégraphe a fait appel à un mouvement musical de la fin du 14ème siècle, l’Ars Subtilior. Né dans le sud de la France, le nord de l’Italie et à Chypre, il se caractérise par son raffinement et sa complexité rythmique et polyphonique. C’est l’ensemble vocal Graindelavoix mené par Bjorn Schmelzer, qu’elle a choisi de mettre en scène. Ainsi chanteurs et danseurs interagissent. Ils dansent et chantent ensemble, ou pas, sans que l’on sache vraiment qui est danseur, qui est chanteur.
Le geste est simple, léger, bondissant, suspendu. Anne Teresa De Keersmeaker utilise la marche comme la donnée première du « corps incarné ». Du corps espace-temps. Elle est l’élément fondateur de la danse. Tout en agissant sur l’espace, elle définit le temps. C’est une composition permanente qui se défait et se refait au gré des relations entre les interprètes. La lumière se fait jour, plus on avance dans la pièce, comme pour témoigner de cet équilibre ténu et dense entre les voix-corps et les espaces qui y sont liés.
Cette épure caractérisant Cesena, est une volonté de la chorégraphe flamande. Les voix (je ne l’ai pas souligné plus haut, mais il n’y a aucun instrument de musique sur le plateau, on demeure au plus près du corps émetteur de chants) se déplacent, les corps sont porteurs de liens. Ils se répondent les uns aux autres, jusqu’à transcender les voies empruntées.
Belle incarnation de ce que le corps vibrant peut exprimer simplement. Dommage, que certains spectateurs ne se laissent pas le temps d’être emportés ou non, par une telle proposition, se permettent de réclamer de la lumière en début de spectacle, de quitter la salle avec fracas, de monter sur scène pour se mettre au premier rang où des places se sont libérées…
Fanny Brancourt – Théâtre de la Ville Paris (Mai 2012)