La Chair de l’objet – David Drouard

Métaphysique pour corps masqués

Si La Chair de l’objet était un essai, il serait signé par un Michel Foucault nostalgique de ses premières rages — mais mis en scène par un Terrence Malick qui aurait troqué ses extases sylvestres contre les néons d’un sas de décontamination. Il y a là une ambition, indéniablement : celle de dire l’adolescence à travers ses silences, ses colères, ses métamorphoses. Mais comme souvent quand l’époque décide de s’exprimer, elle oublie d’articuler.

La pièce s’ouvre dans la lenteur d’un rêve post-apocalyptique : deux silhouettes, anonymes jusqu’à l’effacement, errent dans une lumière de chambre stérile. Leur zentaï — combinaison intégrale, masque total, négation du visage — fait songer à une mode née dans les ruines d’un laboratoire soviétique. On pense à Tchernobyl, bien sûr, mais aussi à ces protocoles sanitaires qui ont fait de nous, pendant deux ans, des créatures partiellement effacées. David Drouard ne cherche pas à séduire ici, il cherche à interroger, et c’est sans doute à son honneur. Mais à la lenteur contemplative de cette introduction manque ce que le cinéma appelait autrefois un montage intérieur : un contrepoids, une tension, une nécessité.

Ce qui suit, le trio, est plus vivant — plus adolescent, pourrait-on dire — dans son désordre, ses tâtonnements, ses tentatives d’affirmation. On y sent le désir d’en découdre avec l’identité, non comme fixité, mais comme invention permanente. Un Krump surgit, geste de colère, puis de construction, puis d’effondrement. Cette exploration du corps comme territoire mouvant trouve son efficacité non pas dans la rigueur chorégraphique (souvent hésitante), mais dans ce qu’elle évoque : un monde où l’on ne naît plus quelqu’un, mais une multitude en devenir.

Et pourtant, à vouloir tout dire du masque et du « je », de l’avatar et de l’altérité, Drouard frôle parfois la démonstration professorale. L’adolescence, ce n’est pas seulement un débat sur l’identité de genre ou le visage confisqué par la société, c’est aussi une vitalité bouillonnante, une pulsion érotique, une violence sourde — autant de dimensions que la pièce effleure, mais trop peu incarne. Là où l’on attendait une incandescence, c’est souvent la pénombre qui domine. La lumière est très belle, certes, mais qu’éclaire-t-elle vraiment ? Une forme, ou une idée de la forme ?

Il faut saluer, cependant, ce que La Chair de l’objet propose : créer, à partir d’un dialogue avec des adolescents, une œuvre qui ne les imite pas mais les interroge, sans les flatter. Le projet est noble. Mais on sent parfois que Drouard, comme ses danseurs, est pris au piège de son propre masque conceptuel. Ce qui reste, alors, c’est moins un cri qu’un écho. Un beau, long, élégant écho, mais un écho tout de même.

En somme, La Chair de l’Objet est une tentative honnête et ambitieuse de repenser le corps comme archive sensible d’un monde qui vacille. On lève un sourcil sceptique devant tant de sérieux, tant de certitudes postmodernes mal dissimulées sous la brume mais on reconnait là un symptôme précieux : celui d’un art qui, même confus, continue de vouloir signifier quelque chose — dans un monde qui, de plus en plus, se contente de signifier qu’il signifie.

Cédric Chaory

Crédit photo : François Stemmer

Vu à La Scierie le mardi 15 juillet. Festival Avignon OFF