Bienvenue en zone franche appelée humanité
Assis sur une chaise contre le mur défraichi d’une cour intérieure, la raison, costume noir chemise blanche, attend. La folie débarque sur scène, s’agite, s’approprie l’espace avec la réussite inhérente à sa nature. Arrive enfin la mort, unijambiste sur béquilles, elle affiche un visage qui fait appel à un autre temps, à l’image des premiers animaux venus sur terre.
Ces trois personnages archétypaux cheminent. Ils circulent, ils errent entre les murs de cette cour intérieure traversée par les années. Des chemins empruntés par les personnages naissent des rencontres, des élans, mais aussi des rejets des uns envers les autres. Alors, la folie exerçant sa force fait tomber un mur. Laissant ainsi apparaître les corps de cinq hommes dont on entendait au loin les souffles et les claquements de mains. Image incroyable, par la puissance que dégage ces cinq hommes justes debout les uns à côté des autres. Cinq chanteurs qui tout à coup, traversent l’espace, s’en emparent, pour lui donner une épaisseur et une résonnance unique. Menés par le pianiste et musicologue, Sofyann Ben Youssef, ils interprètent des chants issus de la musique soufie tunisienne s’adressent au spirituel et au divin avec comme instrument premier, la voix. Le décor est vétuste, sans apparat, et pourtant l’espace qu’il définit en est d’autant plus plein lorsque danseurs et chanteurs y évoluent.
La confrontation, l’affrontement, l’étonnement, la bienveillance, la poésie, la honte, l’amour, qui se dégagent des corps des danseurs ainsi que la présence des chanteurs portée par l’esprit du divin, animent l’espace scénique avec une énergie dense. La vie est mouvement. Elle ne s’exerce que dans l’instant présent. Dans les chemins qu’empruntent les uns et les autres pour se rencontrer, se définir et vivre. Autour des trois figures imaginées par les frères Thabet, est interrogée l’humanité hic et nunc. Portée par les chants soufis, cette question prend une dimension spirituelle exceptionnelle. Le voyage (signifié dans le titre de la pièce par le mot arabe rayah) auquel nous sommes invités, prend corps sur scène par la présence des chanteurs comme des danseurs pour nous affranchir du matériel et tenter d’atteindre un niveau supérieur émotionnel et spirituel.
La danse des trois interprètes est à la fois puissante et légère, ancrée et aérienne. Comme si l’on ne pouvait atteindre le divin et la transcendance qu’en étant enraciné et incarné. La spirale de la spiritualité ne prend son essence que dans la terre. Elle ne s’imprime et ne s’élève que parce qu’elle s’ancre. Les danseurs au début de la pièce relativement distants les uns les autres, se rapprochent parfois ne font plus qu’un, et se jouent des différences pour les revendiquer. Elever la différence pour en faire une force, voilà aussi ce qu’inspire les interprètes de Rayahzone et notamment Hédi Thabet, danseur unijambiste.
Les trois corps ne font qu’un seul et même corps original, originel ? La technicité et la puissance des danseurs et des chanteurs sont au service de la poésie et du moment présent. Le voyage en zone Humaine, ne peut que se faire. Magnifique ballet des trois danseurs autour de poteaux métalliques. Où chacun laisse la place à l’autre dans une élégance et rythmicité touchante. Nul besoin de laissez-passer pour recevoir ce moment d’humanité artistique.
De cette œuvre collective (il faut aussi saluer la scénographie, les lumières et le décor), se dégage la croyance en la puissance de l’art. Cette force qui nous conduit dans des terres inconnues et/ou reconnues. Je souhaite à cette pièce, (premier spectacle créé par Ali et Hèdi Thabet) une longue vie, et qu’elle prenne corps dans l’esprit de nombreux autres spectateurs.
Fanny Brancourt – Théâtre de Suresnes (mars 2012)