
Tamanegi, intime famille
Tamanegi d’Ikue Nakagawa est une troublante variation autour de la maternité, de l’enfance et de la féminité. Présentée en version in situ à La Manufacture CDCN Nouvelle-Aquitaine La Rochelle, cette performance met en mouvement et en son les fils invisibles qui nous lient à nos familles – ici, à l’enfant/le fils. À la fois glaçante et captivante, pudique et profondément généreuse, cette version allégée de Tamanegi donne un avant-goût saisissant de la création originale, en format XXL, où six marionnettes ultra-réalistes occupent la scène.
Un espace blanc. Presque vide. Trop vide pour le confort, juste assez pour l’inquiétude. Ikue Nakagawa entre seule, et je veux dire vraiment seule : pas de clan, pas de chœur silencieux de marionnettes grandeur nature comme annoncé dans la version originelle de Tamanegi. Non. Juste elle. Puis elle revient sur le plateau avec un enfant – ultra-réaliste si ce n’est son visage dépourvu des moindres traits, figé et muet. Une marionnette. Une seule. Et ce soir, c’est tout ce qu’il faut.
Elle entre comme un murmure – lentement, bras d’abord. Toujours les bras d’abord. Comme si tout le langage du monde s’était réfugié dans ses membres supérieurs. Ce sont eux qui parlent, qui crient, qui prient. Des bras qui s’ouvrent, s’élancent, réclament, désespèrent. Des bras qui veulent aimer. Des bras affamés. Et puis… rien. L’enfant-marionnette ne répond pas. Ce n’est pas qu’il se tait, c’est qu’il est d’un autre royaume. Un royaume au-delà du toucher, au-delà du geste. Incommunicabilité incarnée.
Alors elle attend. Elle écoute le silence. Elle lui tend les bras comme on tend une offrande à un dieu païen, sans savoir si l’autel est habité. Mais ce n’est pas un dieu, c’est une coquille vide. Et Nakagawa, stoïque, visage lisse comme une page blanche, danse une maternité impossible, un soin sans réponse.
Elle ne danse pas une histoire. Elle fait surgir une architecture vivante. Une cartographie intime où les structures familiales ne sont pas données mais traversées, habitées, abandonnées. Des dynamiques enchevêtrées — où les vies ne se succèdent pas, elles s’emboîtent, se hantent, s’effacent à demi pour mieux resurgir ailleurs. La scène devient une mémoire en mouvement : ce n’est pas la transmission, c’est la transmutation. Des présences cèdent la place à des absences actives. Ce qui disparaît ne meurt pas, ça laisse des empreintes – des lignes de tension, des gestes suspendus – que les corps suivants absorbent, déforment, rejouent. Elle propose une danse de la filiation sans fil. Un tissage non-linéaire, où l’enfant précède parfois le parent, où la mémoire est un muscle, où la famille est un palimpseste mouvant. Ici, rien n’est fixe : la structure respire, s’effondre, se redresse. Elle tangue comme un mythe à réécrire.
Ce serait alors comme une cérémonie de l’échec. Un rituel bancal. Est-ce une mère ? Une sœur ? Une baby-sitter perdue dans l’espace ? Les rôles glissent sur elle sans jamais s’ancrer. L’identité se disloque comme les couches d’un oignon, ce mot japonais – Tamanegi – que l’on pleure sans raison, sauf qu’ici, les larmes ne viennent jamais. Il n’y a pas de soupape. Juste cette étrangeté sourde, cette étrangeté si étrange qu’elle finit par devenir presque banale. Comme dans un film d’horreur – sans le jump scare, mais avec cette fichue poupée trop calme.
Puis, la danseuse s’acharne. La marionnette habillée, montée sur une planche à roulettes, devient tentative de relation. Elle lui donne une pomme. Rien. Elle danse un espoir, puis une parade. Elle le présente au public comme un trophée, une offrande, une relique. Mais toujours pas de réponse. Et là – la machine se grippe. Son corps devient fou. Épilepsie chorégraphique. Déraillement mécanique. La beauté du geste cède à la rage. À la fatigue. Au refus d’un amour à sens unique.
Et pendant ce temps, en arrière-fond, le son d’une fête invisible. Des voix. Des rires. Des gens vivants. Comme un monde parallèle. Peut-être celui qu’elle a perdu. Peut-être celui où il ne l’a jamais rejointe. Elle quitte la scène. L’enfant dans les bras. Rideau.
Dans cette version in situ, dépouillée jusqu’à l’os, Nakagawa ne fait pas moins que dans la version à six marionnettes. Elle fait autre chose. Elle concentre, elle resserre, elle enfonce l’aiguille plus profondément dans la chair sensible de l’absence. Elle dit : « voilà, il n’en reste qu’un – un enfant mort ou un souvenir vivant – et moi. Et je vais essayer quand même. » Le spectacle ne nous prend pas par la main, il nous dévisage – comme la poupée – et nous laisse deviner le sens. Ou pas.
Ce n’est pas une pièce, c’est une scission. Ce n’est pas un solo, c’est une tentative d’amour unilatéral. Ce n’est pas une danse, c’est un deuil qui oublie comment finir.
Et c’est bien.
Cédric Chaory
©Nine Louvel