Du geste ultime à l’ultime souffle
Pénombre. Une lumière chaude, orangée s’affirme lentement. A quatre pattes, vingt six danseurs apparaissent dans cet univers lumineux étouffé. Au fond de la salle, un miroir nous donne la mesure de ces corps qui se déplacent avec lenteur et douceur. Les corps sont jeunes et se ressemblent (seul le corps longiligne et maigre d’un des danseurs et celui d’un homme un peu plus âgé, dénotent). Cette jeunesse et homogénéité des corps participent sans conteste à la sensation générale d’asphyxie.
Pendant près d’une vingtaine de minutes les interprètes, dont on devine à peine le visage, avancent, se croisent, sans jamais se heurter. Certains d’entre eux s’évanouissent, puis repartent vers une transe du déplacement. Une quête en quête. L’ambiance est pesante. La présence de tous ces corps nus errant sans fin, la lumière chaude qui les écrase de chaleur, ce miroir en fond de scène pourrait, comme c’est souvent le cas, agrandir l’espace scénique, mais il ne fait que provoquer un peu plus l’étouffement. Avec ce dernier, les corps sur scène sont démultipliés et la présence des spectateurs dans l’espace intensifie un peu plus l’oppression.
En fond de scène, collés au miroir émergent cinq corps. Ils nous tournent le dos et se balancent d’avant en arrière. Soudain trois autres corps surviennent. A quatre pattes, ils avancent lentement avec sur leur dos le contre-ténor Rodrigo Ferreira. Au milieu du plateau, derrière ces corps porteurs et ce corps chanteur, trois personnages s’éveillent au tragique comme au contentement.
Enfin, un peu plus proches de nous, deux figures féminines retrouvent la verticale. Les danseurs sont dès lors traversés par des élans d’euphorie intense. Des états extrêmes, d’où surgit une certaine violence. Jusqu’à les submerger totalement. Le Stabat mater de Vivaldi, chanté par Rodriguo Ferreira ne fait qu’affirmer de manière contrepuntique la brutalité dont les corps tentent de se libérer. Brutalité liée sans doute à la répression moralisatrice de nos religions abordée ici. Pendant ce temps, la déshérence des corps agenouillés continue. Certains cherchent le repos, l’ultime errance tandis que d’autres se débattent avec ce qui les meut et les humanise. Aux corps projetés, éclatés, exultant s’opposent des corps contraints à cheminer vers une évidente fin.
Dans La mort & l’extase, Tatiana Julien poursuit une thématique déjà présente dans sa première pièce Eve sans feuille & la cinquième côte d’Adam. Elle s’inspire en effet d’images réalistes tirées des nus érotiques de la photographie surréaliste. La jeune chorégraphe utilise le corps et la danse à la fois comme une matière malléable et perméable aux états, aux sensations et sentiments qui traversent l‘homme, jusqu’à le bousculer et le transformer.
Questionnant le plaisir, l’extase et la jouissance, mais aussi le tragique d’une mort certaine (thèmes sans cesse évoqués par la religion. Que ce soit par les notions d’interdits liés à la sexualité et aux plaisirs qui en émanent, qu’à travers l’idée de libération et de soulagement avec la mort.), Tatiana Julien nous démontre avec ses danseurs, l’incroyable engagement du corps face à ces croyances religieuses constitutives de nos angoisses et de nos peurs. Comment ce corps peut encore faire acte de résistance-existence en se laissant traverser par ces nécessaires respirations ?
Fanny Brancourt – Faits d’hiver Micadanses (février 2012)
©Nina Flore Hernandez