Lieu de survies
Une petite silhouette, aux cheveux longs noirs, apparaît. Sans jamais nous montrer son visage, toujours sur la pointe des pieds, elle s’agite et tente vainement de démêler un tas de cordes noires (elles aussi) se confondant avec ses cheveux. Il n’y aurait pas de bout à ce tas. S’il y en a un, il est sans cesse perdu. Sur cette île, conçue par la chorégraphe Kaori Ito, la mémoire n’existe pas. Trois êtres vivent les uns à côté des autres, mais ne partagent pas d’histoire commune. Le seul lien qui se crée entre eux, est instantané. Ils sont reliés par ces seules cordes. A la fois liaison à l’autre et refuge de son propre corps, de son propre espace.
« La liberté se mesure à la longueur de la corde avec laquelle on est attaché. » Cette phrase (approximative, je ne me souviens plus de son exactitude et de son auteur) pourrait illustrer Island of no memories. Kaori Ito accompagnée des danseurs Thomas Bentin et Mirka Prokesova, témoigne avec beaucoup d’humour et de puissance corporelle, de ce qui se passe en l’absence d’histoire commune. Comment l’être humain peut prétendre à une certaine liberté. Ce dernier n’est pas mû par des déterminismes liés aux souvenirs, il se construit dans le lâcher prise, dans le présent. La danse contemporaine n’est-elle pas l’art par excellence du lâcher prise ?
La chorégraphe japonaise utilise des mots de sa langue proches de l’onomatopée : les gitaigo-giseigo. Les giseigo imitent des bruits alors que les gitaigo expriment une émotion, la manière dont une action ou un geste se déroulent. Ce langage permet au personnage interprété par Kaori Ito d’exprimer son univers. Apparaissent alors des archétypes de la société japonaise, qu’elle joue parfaitement. Et c’est sans doute dans ces moments que la danseuse chorégraphe excelle le plus. Elle s’empare de différents personnages avec corps et voix, en appuyant les traits de chacun et en devient drôle et tragique. Sa force est aussi celle de chacun de ses interprètes. D’être un individu unique embarrassé non de souvenirs mais de tics et de tocs, qui tente d’entrer en contact avec l’autre. Les essais sont nombreux. Complicité et heurts en émergent. Mais au bout du compte chacun retourne à son espace. Ils ne partagent que le temps présent. Et c’est surement leur plus grande qualité.
Island of no memories, est un spectacle touchant de par ses interprètes très différents (avec tous les trois des techniques parfaites et de belles présences) et dont les personnages ne s’incarnent que dans le présent. Pourtant, la magie n’opère pas sur tout le spectacle. Peut-être est-ce dû à ces moments dansés beaucoup plus techniques qui nous éloignent des personnages. Et ce malgré l’univers très riche de la chorégraphe.
Fanny Brancourt – Centre national de la danse Pantin (Janvier 2012)