Redha

Redha, toujours show !

D’abord attiré par les planches et le théâtre, Redha Benteifour –  – mondialement connu par son seul prénom – a découvert la danse presque par accident, avant d’en faire son langage d’expression privilégié. Formé auprès des plus grands, de Rosella Hightower à Alvin Ailey, il a imposé son style entre modern’jazz et entertainment, collaborant avec des compagnies prestigieuses et des artistes emblématiques comme Patrick Dupond. Chorégraphe, pédagogue, metteur en scène, il défend une vision exigeante et passionnée de la danse, qu’il continue de transmettre aux nouvelles générations. Retour sur un parcours fulgurant et une carrière guidée par la quête d’excellence.

Le théâtre fut votre première passion, apprise notamment aux côtés de Tania Balachova puis de son assistante Véra Berg, sans oublier un passage à l’Actor’s Studio. Qu’est-ce qui a motivé le jeune Redha à monter sur les planches et quelle fut la bascule vers l’apprentissage de la danse, notamment à l’École supérieure de danse de Cannes de Rosella Hightower ?

En tout premier lieu, je voulais être acteur. Depuis mon Algérie natale, c’était un souhait profond, quand bien même je n’appréhendais pas dans sa globalité tous les ressorts de ce métier. Un jour, installé en France, je me suis rendu à une audition, et on m’y apprend qu’un des rôles à pourvoir nécessite de savoir danser. Je réponds que j’en suis capable alors même que je ne savais, pour ainsi dire, que danser dans des bals de mariage, comme tout un chacun. C’est une amie qui m’alerte sur le fait que danser est un métier. Elle m’amène alors à la Salle Pleyel pour me faire découvrir ce qu’est vraiment la danse. En assistant à un cours de classique, je découvre un univers totalement inconnu : le chignon, les tenues roses, la barre, le piano. J’appelle alors illico ma mère, vivant à Nice, pour lui dire que je veux devenir danseur. On me conseille de faire mes classes chez Rosella Hightower, à Cannes. J’ai 18 ans, je suis déjà âgé pour l’apprentissage de cet art, mais Rosella, face à ma fougue, me dit : « OK, je te prends un mois à l’essai. Il te faudra travailler dur pour rattraper tes camarades, mais tentons. » Je suis resté trois ans à ses côtés, sortant à 20 ans avec mon diplôme de danseur classique. J’étais un jeune adulte très concentré sur mes objectifs. J’ai réussi en trois ans ce qu’un autre adolescent met six ans à acquérir, porté par une équipe pédagogique d’un niveau incomparable.

Qu’est-ce qui vous a tant porté dans la danse ?

Ce fut une vraie révélation. La découverte des possibles de son corps, la discipline, la rigueur que cet art exige… Fils d’un footballeur international, je retrouvais là l’intransigeance du sportif de haut niveau. C’était bien loin de ce que l’on m’apprenait au théâtre. Les comédiens peuvent vous dire : « Je le joue ainsi parce que je le sens bien comme ça. » Même à l’Actor’s Studio, il y avait cette manière un brin désinvolte de s’emparer de l’interprétation. Avec la danse, cela ne fonctionne pas ainsi : une pirouette est une pirouette, un battement est un battement. C’est précis, réel, carré. Tu ne peux pas tout laisser reposer sur ton feeling, tu dois impérativement maîtriser la technique, et j’ai tout de suite aimé être drivé par ce cadre-là. Il n’y a pas de place pour l’approximatif. Si tu es mauvais, la glace face à toi te sanctionne automatiquement.

Le théâtre vous a tout de même nourri dans votre carrière de chorégraphe ?

Complètement, et je n’ai jamais abandonné le théâtre, signant de nombreuses mises en scène, donnant des cours et ne le dissociant jamais de mon approche de la danse. J’ai littéralement grandi avec le théâtre. Ma mère était comédienne, elle a beaucoup tourné pour la Cinecittà, à l’époque du néoréalisme. Une création chorégraphique, pour moi, ne peut se concevoir sans une histoire sous-jacente, où les artistes chorégraphiques en seraient les protagonistes. Pour bien interpréter son rôle, il faut pouvoir le comprendre en amont, l’habiter. J’ai toujours procédé ainsi avec mes danseurs et danseuses, que ce soit à Moscou, Buenos Aires ou New York.

Vous avez poursuivi votre formation aux États-Unis, où vous vous êtes formé entre New York et Los Angeles aux méthodes de Graham, Horton et Limón, aux côtés de Claude Thompson, Stanley Holden et Michael Peters. On imagine cette période d’apprentissage très intense… 

J’ai eu la chance d’être à New York et Los Angeles durant l’âge d’or de la danse américaine, car j’ai eu un accès direct à tous ces pédagogues que vous citez. Alwin Nikolais, Alvin Ailey, Lester Horton, je les ai côtoyés, même Martha Graham, qui n’enseignait plus mais gérait tout de même son école. Être en prise directe avec de tels monstres sacrés ne peut que vous porter. Ils et elles m’ont ouvert un spectre incroyable. Moi, jeune danseur classique du Sud de la France, je débarquais aux États-Unis dans l’univers de la danse moderne d’alors. J’avais l’impression d’être à Disneyland, dans une sorte de monde parallèle, et j’ai adoré.

À cette époque émergeait tout juste en France la Nouvelle Danse Française avec des créateurs géniaux tels que le duo Bouvier-Obadia, Decouflé et tant d’autres. Le virage performatif et conceptuel qu’a ensuite pris la danse en France ne m’a jamais intéressé. Cette idée que tout le monde peut investir le plateau sans montrer la moindre technique, sans faire le moindre effort physique, me déplaît. C’est comme si l’on avait jeté aux orties tout ce que la danse nous a enseigné depuis des siècles. Et puis, il y a une certaine désinvolture à présenter de telles œuvres à la face d’un public. Je le conçois, j’ai une vision de l’art vivant qui se doit d’être intense, unique, passionnante. En aucun cas déceptif.

C’est en 1981 que vous créez, à votre retour en France, les Ballets Redha. Vous empruntez rapidement le chemin de l’entertainment pour développer un style chorégraphique nouveau, irrésistiblement modern’jazz. Pourquoi un tel choix et quel regard portez-vous sur votre ascension alors fulgurante ?

Je précise que je menais de front mon travail de créateur pour ma compagnie et les shows télé. Jean-Marie Rivière a fait appel à moi pour le cabaret de l’Alcazar et, de fil en aiguille, je me suis retrouvé à travailler pour des émissions. J’avais la chance de collaborer avec des interprètes incroyables, qu’ils viennent du jazz, de chez Roland Petit ou encore de Maurice Béjart, des États-Unis ou de chez Rosella. Ils rayonnaient sur les plateaux télé de Jacques Martin, Drucker, Foucault ou Jean-Luc Lahaye. La star, c’était littéralement les Ballets Redha : Chopinot, Decouflé, etc., tout le monde souhaitait travailler avec mes danseurs.
Pour moi, la télévision des années 80 était un merveilleux média pour entrevoir la danse comme un art total, déjà à l’époque, inclusif. Ma danseuse Noire (Georgette Kala-Lobé), mon danseur au crâne rasé marquaient les esprits… Le grand public découvrait un art loin du simple ornement. Ma compagnie avait une vraie identité. Je ne compte plus le nombre d’élèves qui m’ont assuré avoir commencé la danse après avoir vu certains de mes interprètes dans la petite lucarne. Ils se reconnaissaient en eux !

L’une de vos créations vous ouvre les portes de la scène internationale : Baignade Interdite. Nous sommes en 1991, et vous remportez le premier prix du Festival International de Tokyo. Dès lors, vous collaborez avec des institutions prestigieuses telles que le Ballet Nacional de Cuba, le San Francisco Ballet, le Het Nationale Ballet (Amsterdam) ou encore le Ballet National d’Afrique du Sud (Pretoria). Comment passe-t-on des plateaux de télévision aux studios de répétition de ces grandes compagnies ? Faut-il revoir sa façon d’appréhender la danse, la scène, la transmission ?

A l’époque, ce concours était le plus prestigieux du monde. Le jury comptait des maîtres tels Béjart. Face aux 22 autres compagnies en compétition, parmi lesquelles celle de Jiří Kylián, je n’imaginais pas un instant remporter le prix. Pourtant, Baignade Interdite a fait mouche. Je pense que cela tient à la diversité de mon parcours : classique, danse contemporaine, entertainment… Ce mélange a forgé ma singularité et a séduit. J’étais un véritable électron libre. Cette liberté de ton m’a ouvert les portes du San Francisco Ballet, de l’American Ballet Theatre, de l’Alvin Ailey American Dance Theater. Les directeurs de ces compagnies ont tout de suite perçu ma capacité à allier l’impact visuel d’un show télévisé, où il faut capter le public en trois minutes chrono, à des thématiques plus profondes que je développais dans mes créations à portée socio-politique.

Vous avez travaillé avec les plus grands danseurs et côtoyé des artistes emblématiques de leur époque. L’un d’eux retient particulièrement l’attention : Patrick Dupond. Pouvez-vous nous parler de votre collaboration ?

Patrick était un artiste exceptionnel, un homme génial. Il n’y aura plus jamais de danseur aussi flamboyant que lui. Je l’ai rencontré au Studio Harmonic, où il suivait les cours de barre au sol. C’est là qu’il m’a confié vouloir danser pour moi. Je lui ai donc créé un duo avec Monique Loudières, puis nous nous sommes retrouvés sur le tournage du film Dancing Machine de Gilles Béhat, sorti en 1990 avec Alain Delon.
Sur scène, Patrick était d’une intensité folle, un interprète fascinant. En studio, c’était un acharné de travail, un perfectionniste habité par la danse. Nous étions tous deux des passionnés, animés d’une même fougue. Je comprends l’adulation mondiale dont il faisait l’objet : il captivait, il illuminait.

Vous avez également été un grand pédagogue aux masterclasses prisés. Comment définiriez-vous votre approche de l’enseignement, reconnue pour son exigence et sa technicité ?

C’est certain, on ne vient pas pour rigoler dans mes cours ! Mais l’enseignement a toujours été pour moi une nécessité, une mission. Tout ce que l’on m’a transmis avec patience, je tiens à le partager à mon tour, en tant que passeur. Je ne suis pas formé pour enseigner aux enfants, mais je suis à l’aise avec les niveaux intermédiaires et avancés. Voir un danseur talentueux, le pousser à se surpasser, à aller plus loin, plus haut, est une satisfaction immense.
Cela fait 45 ans que j’enseigne. Quand je repense à tous les interprètes que j’ai formés, je ressens une grande fierté, surtout en voyant certains réussir de belles carrières. Je pense être un bon enseignant. Oui, je suis dur, exigeant, mais jamais inaccessible. Après le cours, je prends toujours le temps de répondre aux questions. Mais pendant la séance, j’attends le meilleur de chacun.
À 18 ans, Rosella Hightower m’a dit : « Si tu te lances dans la danse, c’est pour être le meilleur. » J’ai entendu cette phrase dans tous les pays, de la bouche d’Alvin Ailey, de maîtres russes… Elle m’a construit. En tant que pédagogue, je veux que mes élèves visent l’excellence. Je sais que sur 10 000 élèves, peut-être 50 feront carrière. C’est une réalité dure, mais c’est ainsi. Je ne peux pas leur faire croire qu’ils réussiront avec du dilettantisme.

Vous venez de signer la mise en scène de la tournée d’adieu de Sylvie Vartan, mais on imagine que, vous, vous n’êtes pas prêt à prendre votre retraite, n’est-ce pas ?

Ce n’est effectivement pas au programme ! J’ai de nombreux projets et le luxe de choisir ceux qui me portent le plus. Je travaille actuellement sur un ballet pour les compagnies nationales de danse contemporaine d’Argentine et de Colombie, ainsi que sur deux projets de comédies musicales en France et en Angleterre. Finalement, je manque de temps pour honorer tous ces beaux projets. J’aimerais aussi revenir au théâtre. Récemment, j’ai mis en scène un Marivaux (L’Île des esclaves, 2023), mais j’aimerais désormais m’attaquer à un répertoire plus contemporain, plus rentre dedans.
Donc non, l’heure de la retraite n’a pas sonné ! Et quand elle viendra, la danse sera toujours présente dans ma vie, notamment à travers mes engagements humanitaires. J’ai à cœur d’amener la danse dans les territoires les plus défavorisés : les favelas, les townships, les quartiers en difficulté. Les enfants doivent impérativement rencontrer cet art, y avoir accès. Cette jeunesse est notre avenir, et je veux l’émerveiller, l’éveiller à travers cette discipline noble et universelle.

Propos recueillis par Cédric Chaory – janvier 2025
©Juan Vargas