Laure Terrier, va piano...
C’est au sein de la compagnie JEANNE SIMONE que depuis 2004 Laure Terrier chemine et apprend, créant principalement pour et avec des espaces non dédiés, les vivants qui les font, les spectateurs qui les influent. Artiste associée au Sur le Pont – CNAREP en Nouvelle Aquitaine, elle a réenchanté le dimanche 20 octobre, lentement mais surement, la morne place Verdun avec sa création La Traverse. Rencontre.
Pouvez-vous revenir sur la genèse de La Traverse ? Comment est né ce projet si particulier autour de la marche lente ?
Sans doute me faut-il là remonter à la genèse de la compagnie Jeanne Simone. Elle est une compagnie qui existe depuis 20 ans. J’y explore les notions d’espace, public notamment ; celles du temps ; les lieux de notre quotidien, leurs usages, les usagers qui les traversent. Je m’intéresse également à ce qu’on attend des gens et des corps dans ces espaces publics. Je construis des spectacles avec toutes ces questions, des pièces dont le contexte n’est jamais un décor mais plutôt un partenaire de jeu en termes de volume, d’usage, d’énergie, d’humeur. Ces pièces sont cependant écrites, structurées mais toujours retravaillées in situ pour les laisser se faire impacter par le lieu et réciproquement. Et puis ce sont des écritures ouvertes pour que la rencontre puisse tout du long exister. Rien ne vient jamais empêcher la pièce de se jouer parce que cette dernière est poreuse, prêt à recevoir l’extérieur.
Toutes ces années j’ai donc mené des expériences dans l’espace public. J’ai observé ce qui y fait événement, ce qu’on y regarde, ce qui passe crème alors que c’est délirant et ce qui va arrêter le cours des choses alors que c’est anodin. Tout est histoire de contextes en somme.
Puis est arrivé ce ralenti, au cœur du projet La Traverse. Avec lui toute une autre salve de questionnements est survenue. Le ralenti crée-t-il un événement ? Qu’est-ce qui fait qu’il passe inaperçu ou qu’il me rend transparent ? Comment je peux décider d’être visible ou invisible quelle que soit ma posture ? Nous savons que des personnes sont couchées au sol, dans nos rues. Elles y sont invisibilisées. Est-ce qu’on ne les voit plus ou fait-on l’effort de ne plus les voir ? Il se passe la même chose avec toutes les postures et mobilités du corps dans l’espace public. La traverse s’empare de cela.
A l’occasion de stage à Bordeaux il y a quelques années, j’ai invité un groupe à marcher lentement d’un arrêt de tram au suivant. L’effet fut saisissant sur le quartier : ses commerçants, ses passants, ses conducteurs se sont prêtés à l’expérience. A travers cette expérience qui a duré environ 2 heures et a marqué l’esprit des usagers, j’ai le sentiment d’avoir créé un nouvel usage dans ce quartier, comme une nouvelle communication entre les gens. Cette pratique n’est cependant pas nouvelle : Le butô l’utilise. Les compagnies Materia Prima à Nancy ou encore le Groupe Ici Même à Grenoble ont aussi beaucoup expérimenté cette question.
La Traverse a animé en avril dernier le quartier Mireuil de La Rochelle. Cet automne, elle investit la Place Verdun dans le centre-ville de la cité maritime. Comment adaptez-vous cette performance aux différents espaces ?
Sur le Pont, CNAREP en Nouvelle-Aquitaine, qui a impulsé et coproduit La Traverse, me permet de penser la projet sur la durée, en invitant les participant.es à expérimenter pour mieux saisir ses tenants et abutissants. En avril, les amateur.rices ont évolué sur un espace piétonnier puis nous avons traversé divers lieux. Les espaces sont pleins de dramaturgies et quand tu en changes la nature, l’espace t’impacte différemment. Ca change ton rythme, ta perception, c’est une autre musicalité. Pour La Traverse à Mireuil, je souhaitais que les interprètes traversent plusieurs univers. Lors des répétitions, passer d’un espace piétonnier, à un passage clouté puis un parc citadin était une vraie expérience mais lors de la représentation, la sécurisation de l’espace public a quelque peu tendu la performance.
Une représentation dans l’espace public nécessite forcément une sécurisation mais elle tend toujours l’espace, puis les âmes et les corps. On imagine qu’on va protéger le public et les usagers de l’espace mais on insuffle aussi une tension qui transforme in fine le projet artistique. Pour la deuxième version de La Traverse, j’ai donc fait le choix d’enlever une traversée de route. Cette marche est donc une parenthèse dans un continuum ; comme si ces gens avaient toujours marché dans une progression lente, qu’ils le feront toujours mais que nous, clac, on les observe d’une borne à une autre.
Je souhaite que le badaud aperçoive une première personne marchant très lentement, puis une seconde et que là il commence à s’interroger. Puis il découvre que de nombreuses autres évoluent sur ce rythme très lent. Je veux qu’il cherche, qu’il s’interroge. J’aime cette inframince, ce quelque chose qui se dévoile au fur à mesure. J’aime aussi que le mystère reste entier pour que chaque personne se fasse son histoire. Je suis toujours curieuse de savoir comment les passants, de retour chez lui, racontera à son entourage ce qu’il vient de vivre dans la rue.
Bien sûr il y a des spectateur.rices convié.es mais toujours je m’adresse à eux et elles pour qu’ils ne colonisent pas l’espace. Il s’agit de se trouver là en co-présence avec toutes les autres personnes. Quand on est spectateur on peut vite s’auto-légitimer à prendre l’espace. Aussi ce que j’aime dans ce dernier c’est questionner les notions de commun, l’en-commun, la co-présence. Et puis je viens de la chorégraphie, je pars du corps. J’aime à rappeler qu’on respire le même air. Nous avons tous une immense intimité par l’air que nous respirons. J’inspire ton air et j’expire une part de moi dans l’air. C’est un contact d’une intimité inouïe de poumon à poumon, de cellule à cellule.
Récemment vous êtes retournée au plateau avec la création Ce qui s’appelle encore Peau (2021). Pourquoi avoir délaissé un temps l’espace public ?
Cela faisait 18 ans que je n’avais pas travaillé sur un plateau. Une fois que j’ai mis les pieds dans l’espace public, je n’ai cessé de creuser. Mais en 2021, j’étais curieuse de voir comment je pouvais reconsidérer l’espace du plateau avec ces façons d’être, d’y être, de considérer l’espace. C’était le point de départ : voir ce qui avait bougé. Et puis il y avait aussi quelque chose qui allait devenir une frustration par rapport au corps et je ne souhaitais pas être frustrée (rires). Je m’explique.
Je souhaitais voir bouger la peau, les tissus, les os. L’espace public m’a imposé une pudeur car je ne m’ y adresse pas qu’à des spectateurs conviés mais aussi à des usagers et je n’ai jamais eu envie de « balancer des corps » aux gens sans préparation. Mais au bout de 18 ans de ce travail, j’avais besoin de peau. Le plateau m’a semblé être un espace assez propice. Avec Ce qui s’appelle encore Peau, je peux dire que le plateau m’a permis de creuser encore plus en profondeur dans la matière, dans le dedans. Cela m’a servi pour La Traverse car au plateau, j’ai retourné la terre encore plus en profondeur.
Comment prépare t-on les amateur.rices à La Traverse ?
Vous venez d’assister à une mise en corps au sein de la Chapelle Fromentin du Mille Plateaux-CCN La Rochelle. Ce qui vient de se passer là restera dans cette chapelle, ce que nous allons faire sur Verdun sera différent. Ce qui m’importe dans cet échauffement, c’est d’aiguiser notre rapport au présent mais en aucun cas sur la place Verdun il ne s’agira d’essayer d’être ce que j’étais avant.
Aiguiser son rapport à soi pour s’y référer comme un espace ressource lors de la performance tel est bien l’objectif de la mise en corps. J’en ai la mémoire, je vais y revenir mais de manière altérée par le contexte. Cette altération est propice au créatif et c’est ça qui me plaît.
Dans cette chapelle, les amateur.rices sont devenus des danseurs et des danseuses porté.es par ce lieu extrêmement chargé avec toutes ses références culturelles puissantes. Ces mêmes personnes vont être, place Verdun, à nouveau des citoyen.nes avec leur âge, genre, corps, leur fluidité peut être. Traverser un espace public, cela vient convoquer votre apparence sociale. Ce que j’essaie d’aiguiser, dans cette mise en corps matinale, c’est comment ces personnes vont être à l’intérieure d’elles- mêmes lors de la performance. Je viens renforcer leur intériorité pour les rendre totalement disponibles au maintenant et au contexte de la place de Verdun. C’est vraiment ce jeu-là que je souhaite.
La Traverse me fait bien du bien à l’Humanité car lorsque les différent.es participant.es ont présenté leur motivation personnelle à être ici pour cette expérience artistique, je me suis rendue compte qu’elles rentraient en résonance avec les nôtres, à Julia Lerrede ,avec qui je pense ce projet, et moi. Après cette présentation, on aurait pu se lancer direct dans la marche lente, nous aurions été instantanément justes. Parce qu’en fait nous sommes déjà connecté.es et « traversé.es » par un même désir d’être ensemble.
Propos recueillis par Cédric Chaory.
©Flo
La Cie Jeanne Simone sera au CNAREP pour des résidences consacrées à sa nouvelle création Animal Travail : Du 16 au 20 décembre – Compagnie JEANNE SIMONE avec « Animal travail » avec sortie de résidence le 19 décembre, 18h30 à L’Horizon La Rochelle. Puis du 7 au 11 avril avec sortie de résidence le jeudi 10 avril à 18h30 (en cours de définition pour le lieu).Sur le Pont · CNAREP en Nouvelle-Aquitaine