Africa Power
Après un passage remarqué en Avignon l’été dernier et une tournée largement entamée, le dernier spectacle de Serge Aimé Coulibaly débarque à Paris. Kalakuta Republik est un puissant hommage énergétique au grand musicien, chanteur et militant nigérian Fela.
Kalakuta fait référence au nom d’une des cellules dans lesquelles il avait séjourné. Symbole de résistance et d’indépendance, Kalakuta Republik devient le lieu d’expression de cet artiste engagé hors du commun. Impossible chez lui de distinguer vie artistique et combat politique. Pour Fela ces éléments sont une seule et même chose. Serge Aimé Coulibaly, pour qui Fela représente « une certaine honnêteté de vie et surtout la liberté », s’empare de l’énergie dégagée, exprimée à l’extrême par le chanteur, et la fait sienne. Accompagné de six danseurs, il expulse une puissance corporelle à l’image de la puissance musicale de Fela, qui n’en était pas moins engagé physiquement notamment lors de ces concerts.
C’est sur un morceau fleuve que se déroule la première partie du spectacle. Les visages légèrement fermés, emplis d’affirmation et d’une colère amorcée, les danseurs prennent un à un la mesure de la partition musicale pour l’incarner physiquement entièrement. Marion Alzieu, Ida Faho, Antonia Naouele, Adonis Nebié, Sayouba Sigué, Ahmed Soura sont les six danseurs exceptionnels qu’accompagne Serge Aimé Coulibaly sur le plateau. Ils portent tous Kalakuta Republik avec une incroyable intensité et ferveur.
La gestuelle du chorégraphe est brute. Une énergie coup de poing se diffuse sur le plateau à l’image de ces corps qui de tout leur long se retournent au sol. Tout comme ces nombreuses chutes sur les genoux qui semblent une évidence et tellement faciles qu’on en oublie la force de l’impact. Les mouvements d’ensemble comme les différents soli sont autant de manières d’exprimer la force du groupe et ses individualités. Kalakuta Republik, fait référence au cinéma que Serge Aimé Coulibaly affectionne particulièrement mettant en avant collectif et individus. Ainsi apparaissent en permanence différentes échelles de plan. Plans serrés, plans larges, seconds plans, premiers plans, le chorégraphe use de cette grammaire cinématographique, proposant ainsi différents axes au regard. Le spectateur en plus de recevoir cette énergie comme autant d’uppercuts, reste actif. Guidant son regard ici et là, il peut ainsi développer sa propre mise en scène. Serge Aimé Coulibaly parvient avec fulgurances à mettre en scène et en corps, sa vision du mouvement propre à Fela. Avec jubilation et enthousiasme, il rend hommage au maître de l’afro-beat déployant images, sensations, et réflexions, ne laissant jamais le spectateur indifférent.
Dans la deuxième partie, Serge Aimé Coulibaly développe le côté festif, explosif de Fela. Il s’attache à cette partie de la personnalité de l’artiste qui exultait, et exaltait les foules. Une forme de débordement permanent, de jouissance extrême à tout point de vue s’exprimait dans les médias, les concerts et autres apparitions de ce dernier.
Le rideau s’ouvre alors pour commencer sur une danse lascive, sensuelle, suggestive à biens des égards. Antonia Naouele, dans une robe fleurie, dos nu, à la Maryline Monroe, se déhanche debout sur un rack. Avec une grande légèreté elle donne à voir son corps qui peut vite devenir l’objet de nombreux fantasmes. Les mouvements sont lents puis rapides, toujours précis, les courbes lascives ont de quoi envouter les spectateurs. Presque hypnotisé pas ce jeu de hanches et de bassin, on est transporté dans le fameux club créé par Fela Le Shrine. Club où drogues, alcool, sexe et bien sûr musique cohabitaient avec excès.
L’entrée du danseur Ahmed Soura en est là encore une belle illustration. Corps fin, élancé vêtu d’un pantalon rose et d’un débardeur rouge, venant du public une bière à la main, il prend possession de l’espace à genoux ou debout avec pour moteur ce souffle alcoolisé dont il ne nous épargne pas l’odeur (c’est bien de la bière dont il s’enivre). Tel un sorcier, un prédicateur, pourquoi pas un homme politique il harangue la foule, la galvanise. La danse est comme dans la première partie une explosion permanente. Adonis Nebié se fait « homme chaises » et se lance dans un tourbillon tel un derviche tourneur, jusqu’à se débarrasser de sa lourde charge ; Ida Faho s’empare d’un micro, la voix grave elle scande plus qu’elle ne chante et plus tard devient une petite fille ; Marion Alzieu le regard tranchant saute et chute avec précision et rapidité, ses allers et venus ne semblent pas avoir d’objet, la tête légèrement baissée peut-être cherche-t-elle la confrontation au vue de la détermination qu’elle affiche ; Sayouba Sigué pantalon aux chevilles, entre en danse-transe, la jouissance semble proche. Tous les interprètes, Serge Aimé Coulibaly y compris (même si sa présence reste parfois en retrait) forment ainsi une communauté faisant résonner avec force et puissance à la fois l’univers de Fela et celui du chorégraphe. La danse de Serge Aimé Coulibaly est personnelle. Elle n’est ni la pâle copie, ni un ersatz d’une danse contemporaine africaine née de la rencontre avec certains chorégraphes contemporains occidentaux comme ce fut le cas à une époque pour certains. C’est une danse unique, originale, fruit d’un univers riche dont l’impact sur nos corps est immédiat.
Sorte de cadeau, Kalakuta Republik est un spectacle où se tissent continuellement des liens entre deux mondes celui de Fela et celui de Serge Aimé Coulibaly et ce pour notre plus (grand… ) grande jouissance.
Fanny Brancourt, Festival Paris l’été (Juin 2018)
©Sophie Garcia