Danser la peur
Après le solo It’s going to get worse and worse and worse, my friend (2012), la pièce collective AH/HA (2014), le duo We’re pretty fuckin’far from okay (2016) de Lisbeth Gruwez, de passage au Théâtre de la Bastille, vient clore le triptyque sur le corps extatique. La chorégraphe flamande questionne ici la peur. Au plateau, deux interprètes Lisbeth Gruwez et Wannes Labath traversent ce sentiment, cette émotion à la puissante capacité de transformation des corps.
Comme souvent le travail de Lisbeth Gruwez n’est pas une simple évocation d’un thème, d’un sujet, mais une recherche profonde d’une matière physique liée à ces derniers. Les corps sont ainsi plongés dans un travail de tension, d’immobilité, de lutte. Comment la peur s’introduit-elle dans le corps ? Comment ce dernier compose-t-il avec ? Car finalement plus que de s’en débarrasser il s’agit de faire avec et pourquoi pas de s’en accommoder ? Les expressions « dompter sa peur », « dépasser ses peurs » incluent celle-ci s’en jamais l’évincer.
Avec We’re pretty fuckin’far from okay, Lisbeth Gruwez explore ainsi tous les états de corps pouvant bouleverser deux êtres. Elle s’appuie notamment sur le souffle. Un souffle haletant, un souffle coupé, un souffle étouffé, un souffle commun… La respiration apparait au début du spectacle comme le personnage principal. Maarten Van Cauwenberghe, le musicien et compositeur sonore (complice de longue date) et Lisbeth Gruwez par sa mise en scène donnent à entendre et donc à voir la respiration des interprètes. Assis sur une chaise, face au public, un micro-enceinte suspendu au-dessus de leur tête, ils sont immobiles ou presque. Car les souffles diffusés par la bande son semblent s’introduire dans leurs corps sans que ce ne soit les leurs propres. Dans cette fausse immobilité, on perçoit bien toutes les tensions internes et intimes qui coexistent et qui souvent cherchent une échappatoire. La finesse du travail de Lisbeth Gruwez est perceptible dès les premières minutes du spectacle. La chorégraphe et remarquable interprète possède cette qualité de créer un mouvement plein. La justesse émane de cette intimité sondée par l’artiste. Sa danse n’est jamais gratuite, elle est le fruit d’un travail de recherche d’états, de sensations. La peur est ici un objet permettant de questionner le corps.
Comment le corps se transforme et vers quoi il tend lorsque la peur s’empare de nous ? Lisbeth Gruwez interroge alors différents états qui lui sont liés. Que ce soit la tétanie, la recherche d’ancrage, le repli, le figement, la fuite… le corps possède une grande variété de réponses lorsqu’il est traversé par la peur. Tout au long du spectacle, les danseurs vont ainsi cheminer vers ces différents états de manière solitaire ou commune. Ainsi en même temps que leur espace intime se déploie vers l’extérieur, l’espace du plateau subit des modifications. Des chaises qui reculent seules, des murs qui se rejoignent, des lumières qui rétrécissent l’espace, tout est sujet à transformation, témoignant ainsi de l’emprise de ce sentiment puissant. Lumières, mise en scène, univers sonore participent à la fois au repli comme à une exhortation à la peur.
Les corps se dégagent petit à petit des chaises où la peur est contenue et contrainte, bras et jambes se déploient pour sortir de ce cadre rigide. Répétitions, essoufflements, frottements, les corps cherchent à se défaire de cette peur qui les envahit. Et dans un même temps, ils tentent de s’en approcher, de la toucher, de lui donner corps pour mieux la comprendre. Dans un corps à corps, à la recherche d’appuis, usant du poids contre poids, les deux danseurs paraissent concrétiser ces recherches. Exténués, lessivés, mais encore debout, ils s’acharnent puis observent. Regards parfois vides parfois pleins, à l’image des corps qui se remplissent et se déchargent de tout ce qui les traverse. On perçoit parfaitement avec cette pièce la matière physique qu’entraine ce sentiment. La peur devient palpable. Même si celle-ci s’incarne bien plus chez Lisbeth Gruwez que chez son partenaire. La présence de celle-ci est telle qu’il est difficile de ne pas en souffrir, dans un tel pas de deux.
We’re pretty fuckin’far from okay est une pièce touchante par la manière dont est traitée la peur. L’univers artistique de Lisbeth Gruwez fascine toujours, tout comme sa présence et la puissance de sa danse.
Fanny Brancourt (Janvier 2018)
©Leif Firnhaber