Samedi Détente – Dorothée Munyaneza

Et vous, vous étiez où en avril 1994 ?

Une petite fille de 12 ans convoque ses souvenirs. Ceux liés à une période noire pour l‘humanité, très peu évoquée en France : le génocide des Tutsis au Rwanda. Le 6 avril 1994, l’avion dans lequel voyage les présidents rwandais, Juvénal Habyarimana, et burundais, Cyprien Ntaryamira, est abattu. De cet attentat, dont on a peine à identifier les véritables auteurs, s’en est suivi un génocide d’une effroyable horreur. Durant cent jours, d’avril à juillet 1994, près d’un million de personnes vont être tuées.

Dorothée Munyaneza fait partie des rescapées de ce massacre. Samedi Détente, sa première création, est l’occasion pour elle de dire l’indicible, d’apposer des sons, des gestes à cette tragédie humaine. Tentative cathartique, mise en abîme des corps et des voix ayant vécu ce drame, Dorothée Munyaneza s’empare de son histoire personnelle et lui donne une déconcertante universalité.

Entourée de la danseuse ivoirienne Nadia Beugré, du compositeur français Alain Mahé, elle déploie une énergie folle pour transmettre réflexions, sensations et émotions de la petite fille qu’elle fut au moment des événements. Elle raconte l’exode, les cachettes dans les marais, la pourriture qui envahit les corps, des vivants comme des morts, les milliers de cadavres jonchant les routes de l’exil, l’extrême violence des voisins assassins, les couches de vêtements dont elle se couvrait pendant la fuite, il ne fallait pas se charger. Il y avait cependant cette radio au début de l’exil que leur père, pasteur, leur avait confiée pour toute nécessité financière. Une radio qui diffusait une émission de musiques et chansons venues d’Amérique, de France et d’ailleurs : Samedi Détente. Emission qui était l’occasion de chants et de danses collectifs.

La petite fille en robe bleue et tulle rose, convoque ainsi sa mémoire 19 ans après les faits. Elle chante les chants de son enfance. Le compositeur donne une incroyable résonnance à cette voix en sonorisant les machettes qu’il aiguise. A capella, la voix de la chorégraphe, chanteuse et auteur, dégage une pureté et une profondeur qui cueillent le spectateur dès les premières minutes de la pièce. Par une simple marche, elle crée un espace, une temporalité emplis d’une immense charge émotionnelle. Terme de cette marche, une table sur laquelle elle se dresse, rythmant alors son chant par des frappes de pieds entêtantes, envoûtantes, tant elles se conjuguent parfaitement à la puissance de sa voix. A peine agenouillée, elle s’approche d’un micro, typique des micros utilisés en radio, (la radio rwandaise des Mille Collines a joué un rôle très important dans la propagation du génocide) et interrompt son chant pour conter les événements dans leur chronologie. L’histoire personnelle de sa famille sur les routes se mêle à celle de millions de personnes.

Samedi Détente, se déroule alors autour de cette parole énoncée relatant les faits vécus par la petite fille et ceux ponctuant les différents moments du génocide, une parole chantée, mais aussi une parole dansée par des corps en prise avec la violence, la peur, l’effroi, et parfois la joie comme celle des retrouvailles avec sa mère après des mois de séparation. Le compositeur et improvisateur Alain Mahé donne lui aussi de la voix. Il s’attache à donner le pendant d’une communauté internationale complètement silencieuse à l’égard du massacre, et nous fait entendre la parole de tueurs, montrant la folie dans laquelle ils ont plongé en partie notamment à cause des médias et du pouvoir d’endoctrinement qu’ils peuvent parfois exercer. La danseuse et chorégraphe Nadia Beugré, offre toute sa présence physique et dramatique, au fil de ce témoignage singulier. Les deux danseuses dégagent à leur manière une puissance d’incarnation. Quand le corps de Nadia Beugré se fait sonore, rapide celui de Dorothée Munyaneza parle avec douceur et légèreté. La légèreté d’une petite fille de 12 ans qui arrive malgré tout à rêver la tête dans les satellites, ces étoiles mouvantes.

La danseuse ivoirienne, prend corps tout au long de la pièce avec les personnages qui traversent ce drame : les tueurs, les femmes violées, les hommes et les femmes en fuite, mais aussi les figures incarnant les morts. Elle est aussi celle qui entraîne Dorothée Munyaneza dans une danse joyeuse le Zouglou. Courant musical et chorégraphique relatant notamment les difficultés sociales de la jeunesse ivoirienne, et qui inondait tous les pays de la sous-région pendant que les massacres avaient lieu au Rwanda. Aveuglement ou inconscience, encore une fois de la communauté internationale. A cette question : où étiez vous en avril 1994 ? Que l’on soit ivoirienne ou français, on était loin de ce qui se « jouait » au Rwanda.

Samedi Détente touche par son regard porté sur ces événements. Dorothée Munyaneza nous plonge dans l’intime, son histoire personnelle, pour nous éveiller à ce drame qui a mis à mal l’humanité toute entière. Son témoignage est une immersion dans une mémoire collective largement mise de côté.

Très peu d’artistes en France se sont d’ailleurs emparés de ce sujet et de la prise de conscience nécessaire à pareil événement.

A partir des témoignages de survivants, recueillis par le journaliste et écrivain Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, la comédienne et metteur en scène Isabelle Lafon avait créé en 2002 (la pièce a été reprise en 2014), Igishanga. D’une sobriété, d’un dénuement et d’une justesse incroyables quant à son jeu, elle arrivait à nous faire nous asseoir aux côtés de femmes racontant le génocide. Il en émanait une écoute et une empathie d’une grande délicatesse.

Dorothée Munyaneza a sa manière, en mêlant chant, danse et jeu, nous entraine elle aussi sur ce chemin. Etre avec. Parfois le fil semble se détendre, certaines séquences se cherchent, les transitions ne vont pas toujours de soi. Mais la jeune chorégraphe et chanteuse, avec tout son cœur, sa mémoire (l’évocation de ceux qu’elle a perdu, de ceux avec qui elle a survécu), son engagement et toutes ses qualités artistiques indéniables (et notamment celle de ne jamais céder à la facilité, de ne jamais tomber dans le pathos) nous fait partager cette histoire singulière point d’exclamation de la grande : Et vous où étiez-vous en avril 1994 ?

Nécessaire.

Fanny Brancourt, Théâtre Le Montfort Paris (Janvier 2015)

©Laura Fouquère