Noirceur d’un monde sous contrôle
En 2010, on découvrait pour la première fois en France, le chorégraphe samoan Lemi Ponifasio avec sa pièce Tempest : Without a Body. De nouveau au Théâtre de la ville, l’année suivante, il présentait Birds with Skymirrors. The CRIMSON HOUSE est la dernière pièce, qu’il nous propose.
Lemi Ponifasio explore ici un monde où tout semble contrôlé, régulé. Chacun de nos faits et gestes, de nos déplacements sont scrutés, référencés, examinés. Rien n’est laissé au hasard. Un oeil supérieur se poste au-dessus des hommes. Son impassibilité, sa froide présence, son regard perçant, sont autant de caractéristiques qui font de cet homme, un être de pouvoir et de surveillance. Plus qu’un veilleur, il est là pour nous rappeler ce qui nous éloigne de l’essentiel, d’une humanité, d’un environnement naturel vivant, d’un rapport à l’au-delà.
Comme dans toutes les pièces de Lemi Ponifasio, lumières, sons et décors toujours très sombres, inscrivent profondément la thématique de l’artiste.
Des lumières blanches à la limite de l’aveuglement, se confondent avec le noir du plateau, son revêtement brillant à l’effet de miroir, et les tenues des danseurs. On perçoit ces derniers glissants ici et là _entre panneaux striés, vidéos projetées en fond de scène, ou un grand bloc noir divisant le plateau_ avec leurs petits pas rapides, le buste droit, distribuant l’espace à l’aide de leurs avants bras et doigts. Déplacements et gestes précis, ponctués de frappes sur leurs cuisses révélant l’épaisse matière de leur tenue. Ce sont autant de choses caractérisant la culture polynésienne auquel le chorégraphe, formé en philosophie et science politique, appartient.
Chez Lemi Ponifasio, l’acte artistique, s’inscrit par sa nature même autant dans le politique que dans l’imaginaire. Créer c’est être ici et maintenant. Vivre un monde, l’exprimer, et pourquoi pas bien sûr le dénoncer. Dans sa pièce, Tempest : Without a Body, il avait invité sur scène un chef Maori, longtemps suspecté de terrorisme mais relâché faute de preuves.
Avec The CRIMSON HOUSE, c’est l’artiste transsexuelle Nina Arsenault qui est conviée à partager le plateau avec les sept autres interprètes. Et bien plus, que la radicalité des éclairages, et des compositions musicales (dues à Lémi Ponifasio lui-même et à Dean Roberts), on est parfois à la limite du supportable de par l’intensité sonore, c’est la présence de cette femme au milieu de ces hommes qui met mal à l’aise. Complètement refaite, grâce à plus de soixante opérations chirurgicales, sa plastique bouleverse les codes. Entre la poupée Barbie et la poupée gonflable, ce corps filiforme, aux fesses, seins et lèvres proéminents, exprime incroyablement le contrôle autant sur le corps-société, que sur le corps-individu.
La mise à nue de l’interprète accentue effroyablement cette vision des corps fragilisés, exploités par une société contrôlante, pernicieuse. Piégé par les dispositifs technologiques, le corps social semble démuni, désuni. Le rapport au cosmique, très prégnant dans l’écriture du chorégraphe, paraît perdu voire exclu du monde qui se construit.
Comment rester cet homme ancré, rattaché à la terre et à l’univers, doué d’intelligence et de désirs propres dans ces conditions ? C’est sans nul doute une des questions posées par Lemi Ponifasio. The CRIMSON HOUSE, est une pièce âpre, non pas par son sujet mais par sa mise en scène, et sa forme. Beaucoup de spectateurs s’en sont allés, ceux qui sont restés ont applaudi avec ferveur. Une pièce qui ne laisse donc pas indifférent, mais trouve-t-elle un écho ?
Fanny Brancourt, Théâtre de la Ville Paris (Avril 2014)
©Affiche du spectacle