Béjart Ballet Lausanne, la danse une ode à la vie à travers la mort
Dans le dernier programme du Béjart Ballet Lausanne, sous la direction artistique de Gil Roman à l’Opéra de Lausanne, l’ombre de la mort constitue le fil conducteur des quatre chorégraphies présentées (avec en prélude, une courte chorégraphie-hommage au regretté Tony Fabre). Pari audacieux et très réussi qui permet aux spectateurs de saisir toute la beauté et la diversité d’un langage chorégraphique limpide explorant avec bonheur les frontières de la mort en s’ancrant profondément à la vie.
Difficile de construire un programme de danse alléchant qui soit peu déprimant pour les spectateurs lorsque la mort est omniprésente, tant dans la thématique des ballets présentés à Lausanne que dans le contexte entourant ces spectacles. Il y a à peine trois mois, le danseur et chorégraphe de la compagnie Tony Fabre (dont la dernière création Histoire d’eux fait partie de ce programme de danse) décédait brusquement, laissant la compagnie sous le choc. Pour lui rendre hommage, ses compagnons ont conçu une courte chorégraphie au début du spectacle dans laquelle les danseurs tous en blanc explorent leur propre corps, l’espace de la scène et ses possibilités infinies. Vers la fin, ils enlèvent leurs habits blancs (symbole peut-être de la mort, du deuil pour mieux renaître). L’empreinte de la mort juxtaposée à l’empreinte de la vie. L’une des forces principales de ce programme réside, en effet, dans cette dualité. Accepter la mort comme une partie indissociable de la vie et suivre le mouvement de ce cycle qui se renouvelle à l’image de la danse elle-même, une source inépuisable d’inspiration.
Par la suite, un moment de danse privilégié, Le manteau de Maurice Béjart créé en 1999 à Kiev. Basé sur la nouvelle de Gogol, le ballet raconte l’histoire d’Akaki Akakievitch, petit employé d’écritures qui au fil des ans fait réparer un vieux manteau. Jusqu’au jour où grâce à l’aide du tailleur Petrovitch il obtiendra un nouveau manteau magnifique qui lui permettra une soudaine réussite mondaine, pourtant bien éphémère. Lorsque ce manteau lui sera volé, il décédera de froid dans l’indifférence totale. Mais le fantôme d’Akakievitch viendra nuit après nuit pour dépouiller les passants de leurs manteaux.
Avec cette chorégraphie Béjart réussit, l’une de ses créations les plus abouties, tant sur le plan dramatique que chorégraphique, une fusion parfaite entre la psychologie des personnages et une gestuelle particulièrement inventive, toute en finesse, qui exprime à merveille cette psychologie. Au début, on est frappé par les gestes déjantés du personnage principal (époustouflant Marco Merenda danseur-interprète accompli) qui trahissent son désarroi, sa nervosité ainsi qu’un certain malaise d’être rejeté par une société superficielle basée sur les jeux de l’apparence. Mais, à partir du moment qu’Akakievitch porte le superbe manteau sa gestuelle se transforme d’une manière étonnante, elle devient plus assurée, plus posée et « épanouie », à l’image de cette société qui l’entoure, qui le caresse aussi facilement qu’elle le rejettera à nouveau. Cette scène fait d’ailleurs penser au film muet de Pabst La rue sans joie (1925), en particulier, la scène où Greta Garbo dans le rôle d’une fille pauvre, rejetée par la société mondaine porte devant un miroir un magnifique manteau de fourrure qui transformera sa vie ainsi que le regard que les autres portent sur elle, tel ce miroir illusoire.
Lorsque Akakievitch sombre dans la pauvreté, le rejet et la mort, le mouvement redevient plus ample, plus déjanté, plus nerveux. Mais, contrairement au début où cet aspect fiévreux trahissait un manque de reconnaissance et des rêves inassouvis, vers la fin il reflète un esprit incontrôlable qui sombre irréversiblement dans la folie. Tous les danseurs s’investissent avec bonheur dans cette superbe chorégraphie (pour ne citer que quelques-uns en dehors de M. Merenda : Kwinten Guilliams dans le rôle du tailleur, Fabrice Gallarrague dans le rôle du personnage considérable et Jhe Russel qui s’impose avec aisance et brio dans le rôle du voleur. Une réussite totale.
Histoire d’eux est la dernière création de Tony Fabre (sa troisième chorégraphie) sur l’histoire de Didon et Enée (Elisabet Ros et Julien Favreau émouvants et complices dans une gestuelle et une expression dramatique expressive et poétique dépourvue de tout artifice). L’amour, la vie et la mort, thèmes eternels d’inspiration, sont sublimés dans cette belle et subtile chorégraphie de Tony Fabre, sur la musique de Purcell. Enée rappelé à l’ordre par les dieux abandonnera sa bien-aimée qui anéantie par se départ, la perte de l’amour va se donner la mort. Fabre réussit un bel équilibre entre dramaturgie, mise en scène et chorégraphie. Il renie aux gestes superflus optant pour un langage sobre, lyrique et dense pour exprimer la tragédie de l’amour de ses protagonistes. Le moment clé lorsque Didon s’aperçoit que Enée l’a quittée pour toujours avant de se donner la mort nous fait penser à cette chanson bouleversante de Brel Orly, en particulier ce passage : « (…) La porte est refermée (…) Elle a perdu des hommes. Mais là, elle perd l´amour ».
Suite au programme avec une autre chorégraphie de Béjart Liebe une Tod sur la musique de Mahler qui avait à plusieurs reprises inspiré le grand Maurice. Qui ne se souvient pas du magnifique Chant du compagnon errant ? Dans Liebe une Tod constitué d’un solo merveilleusement interprété par Oscar Chacon et un pas de deux d’une belle musicalité et lyrisme contenus avec Kathleen Thielhelm, comme dans Histoire d’eux de Fabre, les thèmes de l’amour et de la mort sont explorés avec subtilité, finesse et lyrisme.
Le contraste du lyrisme de cette chorégraphie et la violence effrénée du Mandarin merveilleux sur la musique envoutante de Bartók qui clôtura le spectacle est saisissant. L’action se situe dans une Mitteleuropa d’avant 1933, un univers de bas-fonds décadent et inquiétant. L’univers expressionniste de Fritz Lang (on songe aux films tels M le maudit, ou Metropolis avec la fille artificielle qui mène les hommes à leur perte comme le robot de ce film, voir même Siegfried) inspire visiblement Béjart dans cette chorégraphie, particulièrement aboutie dont le rythme endiablé nous fait penser par moments à une autre création majeure du chorégraphe le célèbre Sacre du Printemps. Une véritable marche inéluctable vers le rituel sacrificiel. La danse nous permet de suivre cette marche vers la mort avec l’espoir de mieux renaître. Dans ce rituel fascinant conçu par Béjart, les danseurs sont tous très inspirés, notamment Fabrice Gallarrague (le chef de truands), Gabriel Arenas Ruiz (son second-la fille) et Keisuke Nasuno (le Mandarin).
Certes, à première vue, l’univers cynique et sombre du Mandarin merveilleux n’incite guère à l’optimisme et à l’espoir. Mais, la beauté de la danse et de grands chorégraphes comme Béjart réside précisément dans cette capacité, cette force créatrice, de conduire et concilier les spectateurs avec les ténèbres pour mieux saisir la lumière. Comment exorciser nos démons en les affrontant à travers la vérité, la beauté et la plénitude du mouvement. Et c’est cette image lumineuse qui ressort victorieuse de ce programme qui par sa diversité, sa vitalité, l’étendue de sa vision servie par une troupe au diapason de ses forces nous fait aimer passionnément la danse (un art populaire dans le sens le plus noble du terme) donc, la vie, telle l’aurait aimée Béjart, avec générosité, intégrité et passion.
Nakis Ioannides, Opéra de Lausanne (Février 2014)
©P. Pache