Que regarde-t-on ?
Présenté l’année dernière au festival d’automne, Disabled Theater est le fruit d’une collaboration artistique entre Jérôme Bel et le Theater Hora fondé en 1993 à Zürich par Michael Elber. Cette compagnie a pour objectif de créer et soutenir des projets artistiques avec des personnes en situation de handicap mental.
Sur le plateau onze comédiens comme ils se définissent, viennent répondre aux propositions de Jérôme Bel. Pour nous énoncer ces dernières une jeune traductrice accompagne le groupe. Sorte de maitresse de cérémonie, elle introduit chaque séquence par un : « Jérôme Bel a demandé aux acteurs de rester une minute en silence devant le public…ensuite Jérôme Bel a demandé aux acteurs de se présenter…ensuite Jérôme Bel a demandé aux acteurs ce qu’ils pensaient du spectacle… ».
Là aussi, comme dans le spectacle de Prue Lang, nous assistons à un procédé qui se répète. Rituel de la question, chacun des acteurs passent les uns après les autres, une fois qu’ils ont tous répondu à la question ou à la consigne, la traductrice introduit la prochaine.
Des chaises mises en lumière et disposées en arc de cercle sur le plateau nous font face. Les comédiens viennent s’y réfugier après chacune de leur intervention. Tel est le déroulé de ce spectacle d’une heure et demie.
Jérôme Bel dit « avoir essayé de montrer dans ce spectacle, comment leur état physique (celui des acteurs handicapés mentaux) et mental provoque les règles du théâtre et de la danse, comment ils piétinent magistralement les conventions admises par le plus grand nombre. » Avec Disabled Theater (que l’on peut traduire par Théâtre handicapé), il a voulu mettre en lumière la relation qui se joue entre l’artiste et le spectateur. Cette mise en lumière étant d’autant plus intéressante d’après lui, que dans ce spectacle les artistes en question sont des personnes handicapées, rarement mises lumière. Toutes ces intentions semblent louables. Nous aurions pendant une heure et demie le temps de regarder nos semblables sans se cacher, car effectivement les lumières sont sur eux. Prendre le temps de les détailler. Ce temps que nous n’avons pas dans le quotidien par gène, ici il nous est offert d’après Jérôme Bel. C’est ce que le théâtre permet. Alors profitons -en ?!
Pourtant quand « Jérôme a demandé aux comédiens de créer une chorégraphie sur un morceau de musique qu’ils aiment particulièrement » (ce sont à peu près ces termes), on sent que le regard porté n’est pas tout à fait dénué de « pensée bien-pensante ». Les acteurs viennent un à un danser (Jérôme Bel indique à ce propos que c’est sa pièce où il y a le plus de danse, profitons-en) sur leur musique. A chaque figure un peu compliquée, la plupart des spectateurs applaudissent comme à l’occasion d’un numéro de cirque. L’aurait-on fait face à des danseurs sans handicap ? Je crois que non. Se pose alors la question de l’installation et du processus mis en place par Jérôme Bel, pour mettre en lumière cette fameuse relation public/interprète. On note ici que le dysfonctionnement du théâtre auquel il fait référence pour cette pièce en faisant travailler des acteurs handicapés, ne prend pas vraiment. Ce dysfonctionnement n’existe que lorsque chacun assis sur une chaise, reste, comme le dit l’une d’entre eux, « elle-même ». Réponse venue de Jérôme Bel lui-même quand cette dernière avait demandé ce qu’elle devait faire dans la pièce.
Alors oui, assis sur leurs chaises, l’une lisant un livre pas concernée par ce qui se passe sur scène, une autre se caressant les cheveux en permanence, un autre mesurant ses manches de chemises…le dysfonctionnement opère. Les conventions habituelles comme se tenir d’une certaine manière (même si ce peut être de manière nonchalante), être à l’écoute de ceux qui jouent…sont bien bousculées, mais après ?
Disabled theater, donne l’impression d’un début de travail.
Une grande frustration s’invite de ne pas être plus longtemps dans la parole ou le corps avec chacun d’entre eux. On perçoit cette envie de dire, de faire, mais elle semble avortée par le processus proposé. La mécanique prend trop de place pour laisser émerger la créativité de chacun. Il y a bien des personnalités on n’en doute pas, mais elles sont subordonnées à des principes qui les rendent presque silencieuses.
Et la lumière fuit.
Fanny Brancourt, Théâtre des Abbesses Paris (Décembre 2013)
©Christophe Raynaud de Lage