L’envol en partage
Acrobates a pour point de départ, l’amitié qui relie Matias Pilet et Alexandre Fournier, les deux acrobates du spectacle, Olivier Meyrou et Stéphane Ricordel, respectivement dramaturge-vidéaste et metteur en scène, à Fabrice Champion ancien acrobate aujourd’hui décédé. Ce sentiment est, d’après Stéphane Ricordel qui est aussi programmateur du Monfort et ancien acrobate, un thème rarement abordé, malgré sa portée dramaturgique.
Au-delà de l’hommage que l’on pourrait y voir à leur ancien partenaire et ami Fabrice, Acrobates, transporte et dégage nombre de sensations et d’émotions. Les prouesses techniques de ces deux jeunes acrobates deviennent magiques tant la qualité de leur relation est émouvante.
Pour entrer dans cette histoire d’amitié Stéphane Ricordel et Olivier Meyrou, s’appuient sur des extraits de film où l’on aperçoit Fabrice Champion en fauteuil roulant, tentant de retrouver les sensations liées à l’acrobatie, avant son accident. Quête impossible. Il se débat alors avec ce corps qui ne lui répond plus comme avant. La parole de Fabrice Champion mais aussi de Mathias Pilet et Alexandre Fournier, qui sont à son contact, eux aussi dans une nouvelle approche-apprentissage d’un corps accidenté acrobatique (on les voit dans plusieurs séquences filmées travailler tous les trois, chercher des chemins, des portés), accompagne les images et les premiers gestes des deux acrobates sur un mur incliné.
Il est question d’équilibre. Trouver l’équilibre quand tout s’est effondré.
Dans la première partie du spectacle images et sons nous font prendre conscience des qualités nécessaires à l’acrobate. Etre acrobate n’étant pas juste faire des acrobaties, mais bien plus que cela d’après Alexandre Fournier. Ce qui nous vient tout de suite à l’esprit lorsque sur les images vidéo Fabrice qui a perdu l’usage de ses jambes s’acharne sur un lit à basculer, avec une irrépressible fureur, son buste de gauche à droite. Il y a dans le métier d’acrobate, un art de vivre, de couper court à l’immobilité, d’être surpris, de chercher le déséquilibre puis l’équilibre. L’acrobatie convoque plusieurs idées autour du thème de l’amitié notamment celle de la confiance. Faire confiance au corps, à sa capacité de trouver les chemins de l’équilibre mais aussi faire confiance à son partenaire. Se donner à l’autre et créer cette connivence indispensable à la création. Les deux interprètes par ce jeu de glissades et remontées sur ce mur incliné, montre dès le départ ces aspects. Ils jouent l’un avec l’autre dans des hauteurs différentes, sautent d’une branche à une autre. L’environnement est leur terrain de jeu, Fabrice souvent présent à l’écran cherche lui aussi ce contact physique avec la nature. Relative insouciance partagée à trois, malgré le handicap, chacun étant porté par l’énergie des autres. L’envie est commune, les désirs circulent inlassablement… Jusqu’à la rupture.
Dans la deuxième partie du spectacle la plus impressionnante et la plus belle tant par les émotions et les visions qui s’en dégagent, Fabrice n’est plus. La mort l’a emporté. Un nouveau trio se met en place entre Matias Pilet, Alexandre Fournier et l’absence. Les deux acrobates grandissent, se délestent de certains poids et prennent leur envol. Dans un magnifique solo Matias Pilet, incarne ce corps handicapé qui n’est plus. Il enchaîne les figures acrobatiques, avec des fulgurances au sol comme dans l’air, nous laissant penser qu’il n’a lui-même plus l’usage de ses jambes. Le corps se bat sans relâche pour retrouver la verticale. Impossible de se tenir debout, à chaque tentative succède une chute. Le poids du buste fait tout basculer. Il faut sans cesse recommencer. L’espoir surgit lorsque Alexandre Fournier apparaît. Il devient dès lors un appui, un pilier. Celui sur qui l’on peut se reposer, se tenir pour accéder à ses désirs. S’ensuit un duo tout aussi vertigineux et empli de tendresse. Tout est à réinventer. Ce vers quoi ils tendent si justement.
La complicité et l’amitié qui s’emparent des deux interprètes illuminent le plateau. On est touché par la qualité de ces corps si différents, d’une douceur (faussement fragiles) et d’une exaltante puissance. Dans les dernières minutes, de manière répétitive, Matias Pilet et Alexandre Fournier font face aux spectateurs avant de s’élancer de nouveau dans cet inexorable mouvement qui les emporte. Cette présence, ces regards sont autant d’amitié donnée en partage. Acrobates touche indiscutablement à notre humanité la plus profonde. Essentiel.
Fanny Brancourt, Le Montfort Paris (Octobre 2013)
©Christophe Raynaud de Lage