Que le monde aille à sa perte
Des hommes passent, murmurent, énoncent. Ils déplacent, manipulent objets (un piano et sa pianiste) et personnes (une femme-enfant, une femme « plastique », une blonde de celle que l’on voit à la télévision et qu’on nous montre souvent comme artificielle). Les femmes, elles, se déchaînent. L’une s’acharne sur un piano (la musicienne Séverine Chavrier alterne un jeu puissant puis doux), une autre se démène avec un énorme plastique qui encombre son corps et donc ses déplacements (Angela Laurier se tord dans tous les sens à la manière d’une autiste) enfin une troisième chante, crie à qui veut l’entendre Do you remember, no i don’t (Dorothée Munyaneza). Il ne s’agit pas d’une pièce sur les rapports sexués et pourtant cette présentation de ces différents personnages m’apparaît clairement de cette façon.
Dans Do you remember, no i don’t, les séquences se suivent sans se suivre. Les images qui nous sont données nous parviennent par fragments. Cette fragmentation qui est à l’image de ce que l’on veut bien nous montrer du monde qui nous entoure. Les résonances d’une séquence à l’autre sont parfois lointaines mais on nous parle bien d’une seule chose: la difficulté d’être au monde (et non de paraître), ce monde-là. Un monde où la virtualité, l’artifice, l’illusion participent à une perte des repères, à une perte de mémoire. Qui sommes-nous et où allons-nous ? La question est éternelle mais les pistes sont brouillées, on n’arrive plus à démêler le vrai du faux, le virtuel du réel.
Les sons, les images nous tournent la tête (à la manière du meneur de revue qui fait tourner le piano et la pianiste sans fin) et participent à cette folie collective qui nous empêche d’être. Chacun est seul, avec ses absences, ses doutes, ses angoisses, son désespoir mais aussi son espoir d’être au monde avec ou sans le monde. On se démène pour trouver et prendre sa place malgré l’absence de sens, et l’omniprésence des images.
La télévision, le politique, l’écologie ne peuvent empêcher la catastrophe qui s’annonce : celle de se perdre totalement et de tuer le monde. La chanteuse est celle qui énonce la déchéance, l’absence au monde, la perte de mémoire. Qu’est-ce qui nous relie ? Les événements même les plus dramatiques ne nous empêchent de nous fourvoyer à nouveau dans ce manque de réalisme et de lucidité. On reproduit toujours et encore.
Quelques moments d’apaisement émergent cependant à l’image d’un danseur (Jean-Baptiste André). Il évolue avec une sorte de grande lumière à bascule. Il semble lui trouver l’équilibre. Il joue et se joue de cette lumière « balancier ». Elle lui permet d’être à la fois dans la lumière puis dans l’ombre. Il doit être vigilant pour ne pas heurter le balancier de la lumière, mais il peut se laisser porter par lui afin d’explorer d’autres possibles. De cette séquence diffuse en fond de scène (un rideau voilé nous sépare du danseur), émane une sorte de poésie. On se laisse porter par ce mouvement de balancier, par cette lumière tour à tour proche et lointaine. Le corps accompagne complètement les élans de l’objet, il s’y soumet et s’en sert. Mais le repos est de courte durée, les corps ont tant à faire pour exister et ne pas tomber. Ne pas tomber dans ce charnier ? Sous cette terre qui nous attend…notre seule certitude.
Do you remember, no i don’t propose une vision pessimiste du monde et de l’humain. Nous ne serions petit à petit que les étrangers de nous-mêmes. La danse y est assez lointaine (à mon grand regret), peut-être parce que quelle qu’elle soit, elle reste empreinte d’humanité et d’espoir.
Fanny Brancourt – Théâtre de la Ville (octobre 2009)
©Nicolas Joubard