Mange, je te dirai qui tu es
Le chorégraphe sud-africain Boyzie Cekwana, entouré de Bhekani Shabalala et de Bheki Khabela, déroule dans sa dernière création, In case of fire, run for the elevator, le fil ténu, et non sans ironie, d’une histoire de la nourriture, du goût. « Ceci est donc notre essai médiocre sur l’inquiétude d’un ventre en colère, grognant face au vacarme assourdissant de la bienséance culinaire. » Faisant suite à Influx Controls : I wanna be wanna be en 2010, et On the 12th night of never, i will not be held en 2012, cette pièce poursuit l’exploration d’une société faite d’injustices, d’identités opprimées, bousculées, niées, d’une humanité ayant perdu la clé de la raison.
Tout commence par des propositions suivies d’excuses. Propositions de danse, excuses concernant l’absence réelle de costumes ou la nécessité de faire une pause… Le chorégraphe dès le début de la pièce met le spectateur face la position parfois attentiste qu’il peut avoir dans le cadre d’un spectacle en particulier mais aussi à l’échelle du monde et de ses bouleversements en général. La nécessité de faire une pause est tout de suite suivie de l’acte. Pendant plusieurs minutes qui pourraient paraître longues si l’on ne s’interroge pas sur le sens, Boyzie Cekwana et un des interprètes quittent le plateau, nous laissant seuls avec pour uniques compagnons sur le plateau, des poules. Ces poules qui incarnent à elles seules, notre rapport à la nourriture. La mondialisation de l’alimentation dans ce qu’elle possède de plus cynique. Des conditions de production aux conditions de consommation. Mais aussi de la métaphore qu’elle représente. Des rapports de pouvoir qui s’exercent à travers l’alimentation, la poule étant ici l’élément représentant ce paroxysme fou.
Difficile de parler d’un spectacle comme celui-ci. Boyzie Cekwana, depuis de nombreuses années, fabrique à la manière d’un artisan des pièces remplies d’une humanité perdue et dévoyée. Il engage le corps totalement pour donner du sens à ce qui l’entoure. Ses spectacles sont toujours bien plus que des spectacles de danse. Dans In case of fire, run for the elevator, avec les deux autres interprètes (l’un, sorte de vieux James Brown décrépi au costume ultra kitch, l’autre, incarnation de spiderman, un peu trop gros ne pouvant plus grimper aux murs), il mêle chant, jeu et danse.
Le corps est considéré comme un tout. Et sa parole, qu’il s’agisse de verbes, de silences, de chants de mouvements dansés et non dansés, s’exprime à plusieurs endroits et de plusieurs manières. Rien n’est cloisonné. L’identité est clairement plurielle. Et le propos résonne encore plus fortement voire férocement.
Cet homme qui ne cesse de manger des fruits et légumes à la sauce coca, ces chanteurs en compétition pour la chanson du Ridiculous songs contest, ce petit homme au sexe démesuré, ou ces footballers internationaux dont les cris de guerre sont proches des chants traditionnels sud-africains, sont autant de figures de ce navire quittant l’humanité et se perdant dans l’océan, sans qu’aucune boussole ne puisse le faire revenir à lui. L’argent, la voiture, les cheveux permanentés et le poulet sont les seules valeurs qui séduisent Thokozile, une des personnages de ces chansons « cons. »
Au-delà des valeurs mondiales régissant notre monde, Boyzie Cekwana malmène préjugés et clichés. Ces mauvais traitements sont autant d’occasions de réflexions. Le goût est ici le support d’un questionnement sur ce qui nous rassemble et nous différencie. Un moment de pause haut en couleurs, sons et sensations. Essentiel.
Fanny Brancourt – Forum du Blanc-Mesnil (Juillet 2013)
©Suzy Bernstein