Akram Khan, réinvente « Le Sacre du Printemps » à Genève
Dans sa dernière création iTMOi (In the mind of Igor ) présenté le 25 mai au Bâtiment des Forces Motrices à Genève Akram Kahn rend un bel hommage au génie créatif de Stravinski et propose une vision singulière et multiculturelle du Sacre du Printemps.
Akram Kahn n’a jamais manqué d’audace et de curiosité. Chorégraphe d’exception, enfant terrible surdoué de la danse Kathak, il ne s’est jamais enfermé dans un seul registre, mais a toujours cherché à se renouveler, à enrichir son répertoire embrassant plusieurs horizons multiculturels de la danse et d’expression artistique y compris le théâtre. Dans son univers, le kathak s’associe aux codes de la danse classique (dans son dialogue magique Sacred Monsters avec la reine de la danse Sylvie Guillem), le hip hop côtoie des rythmes traditionnels, la parole épouse le geste, le visuel souligne la danse et l’enrichit. Son art s’imprègne aussi de ses origines et de ses expériences, comme le témoigne d’une manière si émouvante DESH un voyage intime et intimiste de la relation d’Akram Khan au Bangladesh, terre de ses origines. A l’instar d’un Peter Brook (rappelons-le que sa carrière démarra à l’âge de 13 ans dans le Mahabharata de Peter Brook) ou d’une Ariane Mnouchkine, la danse reste pour Akram un moyen d’exploration sans frontières. Plus les horizons artistiques à explorer sont larges, plus le plaisir du chorégraphe est évident, ainsi que le partage de ce plaisir avec le public. Son dernier défi est à la hauteur de son parcours hors normes ; rendre hommage à Stravinski, le compositeur génial du Sacre du Printemps dont nous fêtons cette année le centenaire de sa création.
Car, la légende qui entoure le « Sacre » a pris forme aussitôt dès sa création en 1913 au Théâtre des Champs Elysées à Paris et les ondes de choc ressenties par les critiques et les spectateurs résonnent jusqu’à nos jours. Depuis, de nombreux chorégraphes ont proposé leur propre lecture du « Sacre » avec notamment, parmi les plus célèbres, celle de Pina Bausch (qui inspire visiblement A. Kahn) ou celle de Béjart. Plus récemment, nous avons eu, par ailleurs, l’occasion d’admirer au BFM à Genève une très belle relecture du « Sacre » par Andonis Foniadakis.
Kahn se démarque des autres chorégraphes cités, ci-dessus, dans la mesure où il ne se contente pas de proposer une relecture de ce chef d’œuvre ce qui est déjà un lui-même un sacré défi, mais tente plutôt de pénétrer dans la pensée créatrice et dans l’univers de Stravinski qui côtoie ici habilement le sien. L’aspect radical et révolutionnaire de la musique du compositeur inspire visiblement le chorégraphe qui traduit avec bonheur dans iTMOi (In the mind of Igor) la pensée et la philosophie musicale de Stravisnki qui brisèrent les codes dits classiques de la musique, en proposant une sonorité novatrice et révolutionnaire, osée, voire désarticulée. Le pari de Kahn est d’autant plus grand, car sans utiliser la musique d’origine, il a fait appel à trois compositeurs contemporains Jocelin Pook, Nitin Sawhney et Ben Frost afin d’élaborer leur propre musique pour sa chorégraphie. Une musique à la fois belle et dissonante, lyrique et violente, étouffante et libératrice. Musique à l’image de cette chorégraphie revue et réinventée par A. Kahn, structurée autour des tableaux contrastés d’une beauté saisissante où les corps de 11 danseurs épousent l’espace de la scène avec force, habilité et sensualité. La chorégraphie proposée à la fois complexe et épurée, violente et paisible, où les corps se désarticulent, se heurtent, se séparent et s’unissent atteint un très haut degré de virtuosité et de liberté.
Les thèmes principaux du « Sacre » à savoir, le sacrifice, l’amour, le mariage s’inscrivent également dans iTMOi. Dès les premiers instants, le chorégraphe plonge le spectateur dans le rituel du sacrifice avec notamment l’apparition de la reine blanche entourée de ses sujets et de l’élue du rite sacrificiel. L’apparition d’une bête à deux cornes souligne également le caractère primitif du rituel tout en ajoutant une touche mystique.
Quant à la chorégraphie, elle mêle habilement le kathak aux rythmes traditionnels de l’Europe de l’Est, au hip hop, ainsi qu’aux formes plus classiques de la danse déstructurées et revues par Akram. Quelques gestes nous font penser à Pina Bausch, d’autres plus lyriques et déstructurées à la fois à Mats Ek, notamment dans Smoke ou Wet Woman (qu’il créa pour Sylvie Guillem), tandis que certains tableaux saisissants de beauté comme celui de l’apparition de la reine blanche nous rappellent l’impact visuel des mises en scène de Robert Lépage, notamment Eoannagata ou de Robert Wilson. Mais le chorégraphe reste son propre maître. Il embrasse habilement toutes ses références, leur rendant hommage tout en imposant la force de sa créativité personnelle.
La qualité principale de cette chorégraphie réside dans ses contrastes saisissants alternant violence et lyrisme, rêve et cauchemar, joie et tristesse. Les danseurs, tous magnifiques, épousent avec bonheur ces contrastes soulignés par une utilisation habile de l’espace scénique, de la lumière et du son. Images et gestes se complètent admirablement sans jamais se heurter et créent une véritable tension dramatique qui monte crescendo jusqu’à la catharsis libératrice finale. Le chorégraphe saisit les perspectives de ses tableaux, tel un peintre, maître des perspectives que l’espace, les corps, la lumière et le son peuvent offrir aux spectateurs. Même si on peut regretter par moments, la surcharge de certains tableaux qui auraient bénéficié de plus de lisibilité et d’un style plus épuré (« less is more »), on ne peut que saluer l’imagination sans bornes de ce chorégraphe unique et curieux qui ouvre la danse à tous les horizons et à tous les publics sans préjudice, ni contrainte, à l’image de cette liberté absolue du « Sacre » de Stravinski. Dans ce sens, Kahn rend son plus bel hommage au maître tout en restant fidèle à son parcours de chorégraphe d’exception libre et insatiable de curiosité créatrice. La salle était pleine au BFM et le public (beaucoup de jeunes très enthousiastes), réserva un accueil très chaleureux et mérité à ce spectacle, beau, généreux, libre et libérateur.
Nakis Ioannides, Bâtiment des Forces Motrices Genève (Mai 2013)
©Jean-Louis Fernandez