Voir et faire exister le monde en chœur
« Et là, vous me voyez ? Et quand je vais là-bas, vous m’entendez ? … » Ô Montagne, le dernier spectacle de Loïc Touzé commence par ce souci du spectateur. Etre vu, entendu. Dès les premières minutes les interprètes s’adressent au public. Ce dernier est considéré, car il va prendre part à ce qui va suivre, il en est lui aussi l’acteur. Ce qui peut être déroutant pour certains qui s’attendent à voir un spectacle de danse « traditionnel », devient jouissif pour d’autres, prêts à embarquer dans le navire ou plutôt à gravir la montagne. Ô Montagne nous convie à une Histoire celle de l’humanité. Une Histoire constituée de mythes fondateurs, ici les mythes grecs. Les danseurs se prennent alors à un jeu de rôle et endossent le costume d’un dieu ou d’une déesse, et le font exister à leur manière.
Après un échauffement des corps et des voix, où chaque interprète fait de son corps un corps sonore exprimant tour à tour lamentation, massacre, jouissance… , défilent ainsi entre autres : Médée, Gaïa, Dionysos, Œdipe, Thésée. Accompagnés par une sorte de barde, Jonathan Seilman, qui ponctue de son autoharpe toute la pièce de douces ou fiévreuses mélodies, tout en qualifiant par divers épithètes chacune des scènes qui nous sont exposées. Les mythes prennent vie là devant nous. Ils nous sont adressés. La frontalité est de rigueur. Toujours ce souci du spectateur et de la compréhension. « Plus ce qui est proposé est faible, plus j’ai l’impression que le regard peut fabriquer la chose. Je ne veux pas surcharger. » A l’image de ces propos Loïc Touzé joue la carte du dénuement, et du minimalisme. Il ne s’agit pas tant d’un souci purement esthétique que cette conviction profonde, de laisser l’espace au spectateur de prendre sa place dans l’œuvre chorégraphique.
Les rênes de La Jument (titre initial donné à la pièce) peuvent aussi être tenues par le spectateur si il le souhaite. La place est donnée, à chacun de s’y engouffrer ou non. La dramaturgie ténue mais néanmoins expressive est dûe à Mathieu Bouvier. Quant à la scénographie, donnant la part belle au jeu des interprètes et permettant ainsi aux spectateurs de se projeter entièrement dans ce qui est donné, elle, est signée Jocelyn Cottencin (un complice de longue date du chorégraphe). Avec Ô Montagne, Loïc Touzé continue d’explorer les images (ce fut notamment le cas dans Love co-chorégaphié par Latifa Laâbissi, mais aussi dans Nos Images avec Mathilde Monnier et l’écrivain Tanguy Viel ou encore dans la Chance sorte de prélude à Ô Montagne) le corps mais aussi et surtout ce corps sonore.
Le chorégraphe dit être à la recherche d’un genre : « Entendre un parlé-phrasé-chanté ». L’on pourrait aussi ajouter voir un parlé-phrasé-chanté. Celui qui s’immisce dans le corps et le rend à la fois juste, drôle et tragique. Un corps qui aurait la capacité d’être vide pour recevoir chaque signe, chaque élément extérieur s’en remplir puis le projeter et le donner à celui qui le désire. Ce dernier s’en emparant et le faisant sien. Ce corps disponible, préalable à tout artiste (d’autant plus lorsqu’il s’agit d’art vivant), est complètement figuré par le corps de ces 6 danseurs-chanteurs-parleurs. Tous traversés par cette qualité exceptionnelle d’être au présent.
Une mention spéciale à Ondine Cloez, elle aussi complice depuis de nombreuses années de Loïc Touzé, lorsqu’elle se met en route pour chasser le monstre. « Un monstre c’est plein de choses qui ne vont pas ensemble. » Histoire de la méduse qu’elle fait exister en passant d’un personnage à l’autre avec une grande simplicité. Et clairement, la méduse et son combattant nous apparaissent. Ils émanent du vide que l’interprète remplie avec mesure, avec de simples mots, de simples gestes, dont l’expressivité est évidente.
Ceci est aussi à l’image du décor pensé par Jocelyn Cottencin. Au début du spectacle on voit sur le côté de la scène des planches découpées. Posées là banalement comme si on avait oublié de les mettre en coulisses. Rien n’est laissé au hasard, la Montagne est déjà présente. Ni verbalisée, ni vécue en tant que telle, mais elle est là. Les planches deviendront par la suite la matière qui définira l’espace tout au long de la pièce. Une fois placées, la montagne surgit, sa grandeur, sa blancheur, sa beauté… là encore tout ce qui est vu, est énoncé, vécu donc reçu. « Tu nous attires », les danseurs se font engloutir, « on peut te traverser », ils passent entre les différents panneaux qui la constituent, « tu nous fait tourner… tu nous fais faire des choses… tu nous écrases », et les danseurs de s’écraser sur le sol. Mot à mot, les corps sont traversés par le verbe, et le verbe pose des mouvements en total écho avec ce qui est dit. Ni plus, ni moins.
La Montagne ayant disparu, l’épilogue peut alors commencer. Trois duos se succèdent en chansons. Il y est question d’âge d’or, de vie meilleure, de muses. Avec des refrains simples, un air mélodique désuet, quelques tissus dorés pour donner le focus, les duos nous content le monde avec un tel naturel qu’on en reste « médusé », et ému.
Ô Montagne, est un aller-retour permanent entre mythe et réalité, entre ce que l’on voit et entend et ce que l’on reçoit. Une expérience originale au c(h)œur du corps.
Fanny Brancourt – Centre national de la danse (Mai 2013)
©Martin Argyroglo