L’autre, miroir identitaire
« Je suis la dernière française ici, je suis tolérante… moi par exemple, j’adore le couscous, c’est vous dire et j’ai même lu les auteurs algériens. Si ce n’est pas de la multiculturalité ça… » Une des premières phrases du texte écrit par le dramaturge Roberto Fratini Serafide, (complice de Caterina Sagna depuis de nombreuses pièces) annonce la couleur ou plutôt les couleurs. Mais aussi les bruits, les odeurs. Dans Bal en Chine, il n’est pas tant question de chinois dont on parle constamment sans jamais les voir, que des constructions et fantasmes que l’on met en place pour se rassurer, pour échapper à nos peurs, à nos solitudes. Caterina Sagna en préambule de la présentation écrite de son dernier spectacle cite Umberto Eco qui dans Construire l’ennemi, parle de cette nécessité d’avoir un ennemi ou dans construire un afin de définir sa propre identité mais aussi pour mesurer par la confrontation, les différents systèmes de valeurs.
Bal en Chine réunie donc cinq voisins d’un immeuble où grouillent multiculturalité et préjugés. Un allemand au nom japonais, deux italiens immigrés, une japonaise que l’on pend pour une chinoise, une française (la dernière, interprétée par Cécile Loyer excellente dans ce rôle de dernier dinosaure qui médite entre 14h et 17h). A ces habitants il faut ajouter les nouveaux locataires du sous-sol des chinois. Des chinois, c’est certain : ils travaillent toute la journée, toute la nuit, on ne les voit jamais ; l’odeur de friture persistante leur appartient, ils font tout frire d’après la dernière française. Il suffit de deux ou trois préjugés pour que le corps ennemi existe. Pour que chacun des habitants oublie ses propres particularités et se focalise sur celles de ces nouveaux voisins.
Les dialogues finement ciselés de Roberto Fratini Serafide donnent à la pièce un élan permanent aux personnages qui s’en emparent dans un aller-retour corps/voix. Les corps expriment autant les personnalités que les émotions traversées. Ces moments de solitude intérieure qui apparaissent lorsque l’on s’aperçoit enfin que l’ennemi est le fruit de l’imagination de chacun. Cette construction a ceci de positif qu’elle réunit hommes et femmes qui pensent au départ n’avoir rien en aucun, et en oublient qu’ils sont hommes et femmes avant toute chose.
Caterina Sagna joue des stéréotypes sans complexe, en y mêlant la poésie, la fantaisie, l’humour. La danse qui s’en dégage est légère et puissante. Tout le monde est bien amarré à ses croyances, mais la présence extérieure d’un nouveau corps quand bien même imaginaire, fragilise l’équilibre mis en place. Amusé, au début du spectacle par ces personnages tellement agaçants, naïfs (entendons par naïf l’absence de lucidité quant à eux-mêmes. L’italien fait aussi frire mais à l’huile d’olive), aux pensées et aux verbes indécents, on n’en est pas moins touché par ce miroir qui leur permet de cheminer vers eux-mêmes. La solitude, la folie, les peurs, les émotions, ne peuvent plus être contenues. Les différences de chacun se rejoignent dans ces états intérieurs communs.
Alors, « tout ce qui a disparu n’existe pas ». Il n’y a jamais eu de chinois. Le fantasme a permis a chacun des habitants de se côtoyer, de regarder son nombril, d’affronter ses peurs et de s’en libérer et créer une relation à l’autre plus juste.
Bal en Chine, est un spectacle qui parle de ce qu’on vit au quotidien, dont on n’a plus ou moins conscience mais qu’on ne prend pas toujours en charge pour mieux vivre ensemble. L’art permet de mettre en exergue ces caractéristiques humaines dont il est difficile parfois de s’accommoder. Caterina Sagna nous invite à cette réflexion dans la joie, la fantaisie et la légèreté. Pourquoi s’en passer ?
Fanny Brancourt – Théâtre de la Bastille Paris (Avril 2013)
©Laurent Philippe