Poésie de l’absurde
Dominique Dupuy s’appuie sur une œuvre muette écrite en 1956 par Samuel Beckett, Acte sans paroles 1, pour nous mener sur un chemin intergénérationnel, mêlant la poésie et l’absurde avec rigueur et joie. Avec Acte sans paroles 1, nous sommes spectateurs de deux versions à la fois semblables et différentes de la pièce de Beckett.
La première version interprétée par le circassien Tsirihaka Harriel, nous renvoie à une folle jeunesse. Une jeunesse qui déploie bien plus que ses ailes pour atteindre rêves et espoirs. Corps à la peau lisse, douce, à l’énergie explosive, Tsirihaka Harriel cherche l’ouverture, la faille, qui lui permettront d’atteindre… une bouteille d’eau. C’est sans se ménager qu’il virevolte, se déplace sur les bras, les jambes, la tête surmontant tous les obstacles qui le contraignent à trouver des chemins incertains. La ligne droite n’est jamais la plus sûre pour parvenir à son but. Et ce sont bien de ces chemins, et de la magnanimité avec laquelle ils sont empruntés, qu’émergent poésie et absurdité de la vie, comme sait si bien s’en saisir Beckett et nous en faire part.
Dans une scénographie dépouillée (‘Eric Soyer, auteur aussi des lumières), avec pour éléments de décor des cubes qui vont et qui viennent du ciel, un arbre de fer stylisé aux ombres portées par de belles lumières, le jeune interprète glisse d’un espace à l’autre, transcendé par une douce frénésie. La belle présence de Tsirihaka Harriel, irrigue cette première version de la pièce. Tout en puissance et délicatesse, il s’acharne à retourner d’où il est expulsé, là où tout semble trop petit pour atteindre ses rêves. Sans aucune tension mais avec une grande attention, le circassien-danseur-comédien joue cet acte sans paroles, traversé par une liberté et une foie inexorables.
Pour ce qui est de la deuxième version, ce n’est autre que Dominique Dupuy qui s’y colle. Le danseur déjà présent dans la première partie de la pièce, tout en discrétion, faite de petits pas assurés, de gestes précis permettant d’installer accessoires et éléments de décor, passe de l’assistant à l’assisté. Les rôles s’inversent, c’est à lui qu’on donne les accessoires nécessaires à son personnage, que l’on dispose les cubes venus du ciel pour créer des espaces variés. C’est autour de lui et pour lui qu’on s’agite sobrement. Cette deuxième version reprend le voyage chorégraphique précédent tout en y apportant l’interprétation d’un homme âgé de quatre vingt trois ans. La folle jeunesse laisse place ici à une fragile vieillesse.
Corps à la peau fripée, traversé d’une vie riche et sans doute intense toute reliée, dédiée à la danse, verticalité délicate, Dominique Dupuy s’élance vers ces mêmes rêves et espoirs. Là encore ce n’est pas l’énergie qui manque. Elle découle de l’attention portée aux choses, au moindre mouvement, à l’extérieur. Elle se nourrit de tous ces éléments et rejaillie dans la précision et la légèreté d’interprétation. Dominique Dupuy lui non plus ne se ménage pas, les chutes au sol tout comme les retours à la verticalité prennent un autre temps, celui imposé par la vieillesse mais le corps n’hésite jamais à aller là où il serait difficile d’aller si l’on n’était pas un peu fou. Douce folie qui permet d’accéder à cette poésie de l’absurde, à cette question du sens que traite Samuel Beckett.
Acte sans Paroles 1, somme de deux solos ou duo, c’est selon, nous offre un beau moment de poésie rythmée par les souffles, les quelques mots murmurés, les coups de sifflet des interprètes, mais surtout rythmée par des corps l’un jeune et l’autre vieux. C’est donc dans ce relatif silence (il n’y a aucune bande son) que Tsirihaka Harriel et Dominique Dupuy _à l’aide d’un corps dansant, jouant, exultant mais surtout présent_ déploient leurs talents pour donner leur version, de l’humanité « beckettienne ».
« Encore. Ecarquiller encore. Dire encore. Etre encore. Tant mal qui pis encore. Tant pis que pire encore. » Cette phrase marmonnée par Dominique Dupuy, est tirée d’un texte de Samuel Beckett, nous écarquillerons donc encore et encore.
Fanny Brancourt – Théâtre national de Chaillot Paris (Février 2013)
© Jean-Baptiste Almodovar