A posto – Ambra Senatore

Dérapage contrôlé : de l’élégance au tragi-burlesque

Riche actualité parisienne pour la danseuse et chorégraphe italienne Ambra Senatore. Elle reprenait ces derniers jours A Posto (En place), une création de 2011 au Théâtre des Abesses ; cette semaine, elle met en scène et chorégraphie Nos amours bêtes, d’après un texte et une dramaturgie de Fabrice Melquiot du 6 au 13 avril dans ce même théâtre ; enfin les 12 et 16 avril dans le cadre de la 17ème Biennale de danse du Val de Marne, elle présentera sa dernière création John.

A Posto (En place), fut une incroyable découverte. Pourtant Ambra Senatore n’est pas une nouvelle venue dans le milieu de la danse contemporaine. Depuis 1997, elle est à la fois interprète mais aussi à l’origine de créations collectives. Elle a notamment travaillé avec Jean-Claude Gallotta, Georges Lavaudant, Raffaella Giordano. A partir de 2004, elle réalise ses propres créations. Conjointement à cette activité de danseuse et chorégraphe, elle enseigne la danse contemporaine (cours pratiques et théoriques), à l’université de Milan. Ce petit rappel biographique établit, passons au spectacle qui nous intéresse ici.

A Posto (En place), est un lumineux voyage entre cinéma, roman photo, théâtre et danse. Tout commence par un jeu d’apparitions/disparitions. Une femme entre à cour, les jambes d’une autre, à quatre pattes tête dans les coulisses, apparaissent à jardin. Trois femmes entrent ainsi sur le plateau. Leurs rapports semblent distanciés et pourtant on sent poindre tranquillement la connivence qui les lie. Leur danse est déliée, libre, élégante. Caterina Basso, Claudia Catarzi et Ambra Senatore sont vêtues de tenues aux matières souples et légères. Avec beaucoup de distinction, rien ne nous met sur la piste d’un quelconque glissement vers des terres plus sombres. Quand bien même un bruit venant des coulisses nous renvoie l’idée de quelqu’un se prenant les pieds dans du métal, on ne s’y attache que furtivement tout en esquissant un sourire.

C’est là, une des grandes qualités d’Ambra Senatore, nous mettre sur la piste sans appuyer les traits. Les choses viennent à nous et repartent. A nous de les garder pour construire l’histoire qui nous ait impulsée. Car il s’agit bien d’impulsions délicates et assurées dont il nous ait fait part.

A Posto (En place), suit le chemin d’un être présent aux choses, ici et maintenant. Des cadres sont construits ici et là. Les danseuses s’en extraient, y entrent sur la pointe des pieds ou de plein pieds. Elles choisissent un angle, une axe duquel elles redéroulent le fil de l’histoire. Les rôles s’échangent ou s’accentuent. Des scènes se répètent, mais le point de vue a changé. On découvre différemment plus qu’on ne revoie.

Le plan devient plus serré ou plus large. Nous sommes vraiment dans une dynamique de cinéma qui permet de donner le focus à telle ou telle chose. Un cinéma du présent où tout se construit devant nous. Ambra Senatore travaille sur les différents plans aussi bien sur leur taille que sur la profondeur de champ. Au premier plan en devant scène, une femme attend qu’on lui serve le thé, au second plan en fond de scène, une autre la sert. Et le liquide coule sur le plateau.

De même que la musique est elle aussi voyage entre premier et second plan. Au début du spectacle on n’entend que les corps des danseuses qui déplacent l’air et l’espace. De temps en temps elles se parlent mais rien n’est réellement audible pour nous. Et puis, le bruit de métal en coulisses prend le dessus, une chanson des Temptations se démarque de la bande son.

Il y a dans chacune des propositions d’Ambra Senatore, beaucoup de subtilité et de rigueur. Le jeu des danseuses est fin. Elles traversent les univers ludiques de la chorégraphe avec jouissance. Leur complicité, qui peut paraître proche de celles des enfants, est indéfectible. Quelques arrêts sur image nous expriment ce jeu permanent entre elles. Comme dans le un, deux, trois soleil de notre enfance. Aussi lorsqu’une voix énonce « Tu veux du thé ? » et que les danseuses jouent ce qui est dit, nous basculons un peu plus dans le jeu de rôle et le côté désuet et loufoque des romans photos. Avec tout son lot de grands sourires, de regards étonnés et de postures signifiant les grands sentiments : la peur, la joie, le dégoût, la colère, l’agacement…

Il y a dans A Posto (En Place), une sorte de processus inexorable qui nous conduit d’une danse aérienne et ancrée, dans laquelle s’invitent des gestes du quotidien, à une théâtralisation du mouvement dansé. Les choses prennent sens à nos dépens. Une scène paraissant anodine au début du spectacle devient un peu plus réaliste lorsqu’elle est rejouée sous un autre angle ou avec une partenaire. Ce va et vient permanent entre réalité, abstraction et imaginaire est complètement incarné par les propositions d’Ambra Senatore. La danse de la chorégraphe relève d’une forme d’animisme. Chaque chose, chaque détail est porteur d’âme.

A Posto (En place) s’achève par une scène mémorable d’un pique-nique bucolique qui tourne mal. Point final délicieux (les danseuses se partagent une tarte aux fraises), on glisse sans s’en rendre compte, du beau au moche, de la contenance à l’abandon, du propre au sale… Surpris en permanence, le moindre geste qu’il soit dansé ou théâtralisé est une jubilation. Ambra Senatore possède un sens de la dramaturgie et de la chorégraphie qui touche nos âmes qu’elles soient d’enfant ou non.

Fanny Brancourt – Théâtre de la Ville Paris (Février 2013)

©Viola Berlanda