Insect : le vivant en mouvement au Muséum

À La Rochelle, ville plus prompte à célébrer l’éphémère que la mémoire, le Muséum d’Histoire naturelle devient le théâtre d’une rencontre singulière. Avec Insect, Anne Perbal infiltre les vitrines du savoir et redonne au vivant son instabilité, sa lenteur et son mystère, invitant le regard à se poser — enfin — à hauteur de sol.

La Rochelle a toujours préféré l’éclat à la durée. La ville s’abandonne volontiers à ce qui fait du bruit, à ce qui passe vite et laisse derrière soi une nostalgie vaguement satisfaite. La musique y règne en puissance souveraine — tapageuse, sensuelle, presque prédatrice — portée chaque été par des Francofolies qui vampirisent l’attention collective. L’image n’est pas en reste : cinéma, documentaire, récits visuels se succèdent dans une frénésie parfaitement organisée. Les musées, eux, avancent en retrait, à pas mesurés, comme s’ils avaient intégré l’idée qu’ici la mémoire doit savoir se faire discrète pour ne pas importuner l’événement. Ce serait pourtant une erreur de croire l’offre muséale dépourvue d’ambition. Le Musée des Beaux-Arts, logé depuis 1844 dans l’Hôtel de Crussol d’Uzès — ancien palais épiscopal aux lignes néoclassiques et à la solennité presque romaine — s’apprête à une transformation profonde. Repensé, agrandi, réécrit, il promet, à l’horizon 2027 ou 2028, de devenir un musée d’art et d’histoire plus conforme à notre époque : moins cérémoniel, sans doute, mais plus lisible, plus hospitalier.

À quelques rues de là, le Musée du Nouveau Monde poursuit une tâche autrement plus délicate. Il y est question des relations entre l’Europe et les Amériques, racontées sans emphase mais sans indulgence. Commerce, colonisation, esclavage : des réalités que l’on préfère souvent reléguer à l’arrière-plan, tout en continuant d’en vivre les conséquences. Ici, la mémoire ne se contente pas de décorer les murs ; elle dérange, insiste, résiste à l’oubli poli. Mais ce jour-là, ce n’est ni l’art consacré ni l’histoire politique qui retiennent l’attention. Le détour se fait vers le Muséum d’Histoire naturelle, ce lieu paradoxal où le savoir s’est longtemps présenté sous la forme rassurante de vitrines, de bocaux et de silences respectueux, comme si comprendre le monde supposait d’abord de l’immobiliser.

Le chorégraphe orléanaise Anne Perbal y propose une expérience qui tient moins de la visite guidée que de la redécouverte. Elle invite le regard à se placer à hauteur d’enfant — non par souci de pédagogie appuyée, mais parce que l’enfance reste le dernier territoire où la curiosité ne réclame pas d’explication préalable. Sa pièce ne s’impose jamais au lieu : elle s’y glisse, l’écoute, le traverse. La déambulation devient intrigue, et le savoir, provisoirement, redevient mystère.

Le bâtiment, déployé sur près de cinq niveaux, se prête admirablement à cette errance calculée. On y croise le cabinet de curiosités de Clément Lafaille, vestige d’un temps où collectionner revenait à dominer le monde par l’inventaire. Plus loin, une galerie de zoologie historique aligne des animaux figés dans une éternité artificielle. Ailleurs encore, des espaces consacrés à la diversité des milieux naturels et à la fragile promesse de leur préservation.

Et puis surgit Zirafa. La girafe naturalisée, majestueuse et légèrement absurde dans sa verticalité silencieuse. Offerte à La Rochelle en 1827, à une époque où l’Europe contemplait l’exotisme comme le reflet flatteur de sa propre puissance, elle est devenue l’un des emblèmes du Muséum. Les enfants l’adorent sans réserve ; les adultes la regardent avec une tendresse teintée de gêne. Elle appartient à cet âge où l’on croyait comprendre le monde en le capturant. Zirafa concentre tout : l’ivresse des explorations, le triomphe du naturalisme, la constitution des collections comme geste politique, et cette relation instable entre humains et animaux, faite de fascination, de domination et, parfois, d’un regret tardif.

C’est autour de ces présences muettes qu’Anne Perbal compose Insect. Elle n’explique rien. Elle suggère. Elle met en mouvement ce que le musée a figé, interroge ce que l’institution a classé, restitue au regard ce que la science avait immobilisé. Dans cet écrin de verre et d’os, la danse devient un art du doute, et le musée, l’espace d’un instant, cesse d’être un mausolée pour redevenir un lieu vivant.

Insect avance par insinuation plutôt que par déclaration. Ni manifeste ni démonstration, la pièce préfère l’approche oblique, la lente conquête du regard. Là où la danse contemporaine éprouve souvent le besoin de se commenter elle-même, Perbal choisit l’observation, l’attente, le sol. Pensée pour le jeune public — classification rassurante mais largement insuffisante — l’œuvre s’adresse surtout à ce que les adultes ont appris à mépriser : la faculté de s’émerveiller sans mode d’emploi. Le corps devient terrain d’expérimentation. Il se segmente, se désarticule, se recompose. Une patte remplace un bras, une antenne surgit là où l’on attendait un regard. L’identité se dissout au profit de la sensation pure.

Ce qui frappe, surtout, c’est l’absence totale de psychologie. Le corps agit avant de signifier. Il se tord, s’immobilise, s’agite, s’effondre puis se relève comme une créature dont la gravité ne serait pas tout à fait la nôtre. On croit reconnaître une fourmi, une araignée, un scarabée — ou rien de tout cela. Chacun projette son propre bestiaire sur cette danseuse en surface mouvante, organisme en perpétuelle mutation. Les changements de formes ne produisent pas des personnages, mais des états. Rien ne se fixe, tout glisse. L’étrangeté n’est pas un effet : elle est le cœur du propos. La bande sonore installe une temporalité suspendue, presque hypnotique. Rien ne presse, rien ne force. La pièce avance par micro-variations, par déplacements imperceptibles. Elle exige du spectateur une chose devenue rare : de l’attention.

Dans les musées comme dans les jardins, Insect trouve une résonance naturelle. À La Rochelle, la lente ascension de l’artiste-insecte vers Zirafa marque un point d’équilibre rare. Face à cette icône immobile de la curiosité scientifique, le corps fragile et instable rappelle ce que la science oublie parfois : le vivant n’est jamais un état, mais un passage. Sans tapage, sans effets superflus, Insect s’impose par sa retenue même. Suffisamment étrange pour intriguer, assez simple pour captiver les plus jeunes sans les infantiliser, la pièce figure parmi les œuvres les plus cohérentes du parcours d’Anne Perbal. Une chorégraphe discrète et obstinée, qui poursuit son chemin loin des modes, investissant les lieux patrimoniaux et atypiques avec la même exigence que d’autres investissent les plateaux consacrés.

Avec Insect, aux côtés de Bleu Piscine, Le Chignon ou Plumes, Perbal confirme une position devenue rare : elle ne cherche pas à expliquer le monde. Elle invite simplement à le regarder autrement — plus lentement, plus attentivement, à hauteur de sol.

Cédric Chaory

visuel libre de droitsAnne Perbal

Vu au Museum de La Rochelle, le samedi 20 décembre