
On peut encore mesurer la vitalité d’un territoire au soin — ou au mépris — qu’il témoigne à ses arts vivants. Et s’il fallait un signe des temps, il serait venu de cette déclaration tonitruante, lancée sur les réseaux à l’automne 2024 par la présidente de la Région Pays de la Loire – Christelle Morançais – : selon elle, la culture ne serait plus un service public mais une sorte de rente idéologique, un « monopole » entretenu par des « associations politisées » vivant indûment d’argent public. À partir de là, la suite était écrite : coupes drastiques, vertus budgétaires brandies en étendard, et la promesse d’en finir avec ce qu’on appelait naguère — peut-être trop innocemment — le soutien à la création.
Six mois plus tard, dans l’Ouest, les professionnels de la culture et les associations voient les effets concrets de ce zèle comptable : projets amputés, équipes fragilisées, horizons réduits. Et pourtant, dans ce paysage resserré, l’édition 2026 du festival Trajectoires se dresse comme un démenti éclatant à cette vision famélique du monde. Car si certains rêvent de fermer les fenêtres, la danse, elle, persiste à les ouvrir — parfois grand, parfois avec obstination, mais toujours avec cette conviction ancienne que le geste partagé vaut mieux qu’un territoire asséché.
Du 15 janvier au 1er février 2026, une trentaine de spectacles circuleront dans une constellation de partenaires des terres de l’Ouest— du CCN nouvellement dirigé par Salia Sanou au Lieu Unique, de Mixt à Onyx, du TU à Stereolux, en passant par Pannonica, La Soufflerie, le Théâtre Francine Vasse, Bravo!, le Théâtre Ligéria ou encore la scène nationale de Saint-Nazaire. Quinze jours pour éprouver ce que signifie habiter un territoire : non pas le dominer, mais l’offrir aux autres. À l’heure où l’époque confond prudence et repli, Trajectoires revendique une idée simple : la danse demeure l’un des derniers espaces où les frontières ne se ferment pas, ou pas longtemps. Un geste, un souffle, un pas suffisent à réunir ce que les discours séparent. C’est cette conviction, presque politique, qui tisse toute l’édition 2026 : traverser le réel par le corps pour mieux contredire ses certitudes.
Le corps comme mémoire ou comment refuser d’oublier
La scène, ici, rejoue ce que l’histoire aimerait parfois taire. Dorothée Munyaneza convoque les mémoires effacées par la colonisation (Toi, moi Tituba) ; Boris Charmatz et Emmanuelle Huynh étirent le Boléro d’Odile Duboc jusqu’à l’incandescence (Etranger le temps) ; Mickaël Le Mer remonte dix ans de hip-hop comme on feuillette un album commun (Traces).
Le souvenir devient moins un refuge qu’un champ de bataille lucide, et la danse, ce laboratoire où les archives se réaniment et se rebellent.
Chez Ismaël Mouaraki, la transe maghrébine du Sacre de Lila répare les failles de l’enfance ; chez Lou Cantor, les larmes des femmes deviennent insurrection douce (Stabat Mater experience). Rien n’est commémoré pour l’apparat : tout est revisité pour rappeler ce qu’il reste à transformer.
Les dynamiques du vivant : groupes, micropolitiques et tensions fertiles
Le vivant n’est pas un slogan écologique, mais un état de friction permanente. Ambra Senatore recompose un vivre-ensemble instable et lucide (IN comune) ; Jann Gallois érige la douceur en force tectonique (Imminentes) ; Arthur Perole observe l’identité au prisme du regard des autres (Tendre Carcasse); Alexander Vantournhout et Axel Guérin prouvent qu’un duo peut être une expérience de confiance aussi précise qu’un mécanisme d’horlogerie corporelle (Through the grapevine).
Ici, les corps ne cherchent pas l’harmonie : ils la fabriquent, la négocient — parfois même la refusent. La danse apparaît alors comme une maquette politique, miniature mais implacable.
Hybridations : quand les disciplines cessent de s’excuser d’exister ensemble
Trajectoires 2026 s’aventure là où science, cinéma, musique et geste se confondent sans s’abolir. L’espace devient laboratoire : un astrophysicien et un chorégraphe se penchent sur les météorites ; des bruiteurs-danseurs démontent le cinéma pour mieux en révéler la magie primitive ; des chanteurs et danseurs mêlent respiration et mouvement jusqu’à brouiller les lignes entre chant et chorégraphie ; une installation sonore autonome se transforme en terrain de jeu pour un corps prêt à l’effondrement. À l’évidence, rien n’est plus contemporain que d’assumer la porosité des disciplines : c’est même la seule façon d’être fidèle au monde tel qu’il se complexifie.
Résistances : traverser les normes pour mieux en dévoiler l’arbitraire
On trouvera enfin, dans cette édition, une série d’œuvres qui refusent la résignation. Lia Rodrigues imagine une communauté où les frontières cousent au lieu de couper (Borda) ; Eun-Me Ahn pulvérise les clichés orientalistes (Post orientalist express) ; Rita Lira enferme son propre corps pour mieux interroger les pièges intérieurs (Trap) ; Giovanni Zazzera vacille entre illusion et contagion (Negare, (di)SPERARE); Sofian Jouini convoque les djinns tunisiens pour réhabiliter le vivant que l’on ne voit plus (La visite, création) Quant à Audrey Bodiguel, elle ose l’impensable : traiter la mort comme un théâtre d’ironie, de paillettes et de compost — une danse peut-être plus durable que bien des certitudes (Carne, première de création). Au sujet des autres créations de cette édition 26 : à noter celle de Léa Vinette (Eclats) et David Drouard (Soutenir).
Une édition comme un manifeste
Trajectoires 2026 ne promet pas de réparer le monde. Le festival se contente — et c’est immense — d’en rouvrir les coutures. Il met en circulation des corps, des récits, des mémoires et des rituels venus d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine, d’Europe… et d’ici. Il célèbre la pluralité non comme une vertu morale, mais comme un fait irréfutable : nous sommes nombreux, différents, et condamnés à vivre ensemble. Trajectoires comme une preuve que nous respirons encore — et que le souffle, lorsqu’il circule, se transforme en geste.
Cédric Chaory
© Heloise Desrivières – On va s’aimer de Pauline Bigot et Steven Hervouet
