Jérémy-Loup Quer face au défi Quasimodo

À l’heure de retrouver Quasimodo, rôle emblématique de Roland Petit qu’il avait abordé une première fois en pleine pandémie, Jérémy-Loup Quer se confronte de nouveau à l’une des partitions les plus éprouvantes du répertoire. Entre douleur assumée, virtuosité physique et quête d’un équilibre subtil entre la bête hugolienne et le “prince bossu” imaginé par Petit, le Premier Danseur de l’Opéra de Paris dévoile les défis, les inspirations et les exigences d’un ballet total — où décor, musique et dramaturgie ne laissent aucun répit.

Vous vous apprêtez à endosser un rôle emblématique du répertoire de Roland Petit : Quasimodo. Comment avez-vous abordé l’apprentissage de ce ballet, qui exige à la fois une grande physicalité et une forte charge dramatique ?

C’est la deuxième fois que j’endosse ce rôle. La première, c’était pendant la période du Covid : nous avions répété sur scène, mais le spectacle a finalement été annulé. Lorsque l’on aborde un rôle de cette envergure, la première étape consiste naturellement à lire — ou relire — le roman de Victor Hugo, même si Roland Petit s’en éloigne en faisant de Quasimodo une figure quasi princière. Selon lui, Quasimodo est un « prince bossu » : l’interprète doit donc éviter grimaces et mimiques.
Le film de Jean Delannoy (1956) m’a beaucoup inspiré, même si le ballet s’en éloigne. Deux passages me marquent particulièrement : l’ouverture avec la fête des fous et le duo avec Esmeralda, où nous passons de cloche en cloche dans un pas de deux de dix minutes — véritable climax du personnage. Dans le film, Quasimodo est dépeint comme une créature repoussante, craintive, presque penaude, et proclamé roi des fous dans une sorte d’allégresse grotesque. Avec Esmeralda, il a peur d’être touché. Roland Petit bouleverse cela : il faut jouer un Quasimodo plus subtil, sans en faire la bête d’Hugo, mais sans aller totalement vers le prince non plus. L’équilibre est extrêmement ténu : difficile à trouver, mais très exaltant.

Ayant déjà travaillé ce rôle, vous a-t-il été plus simple de l’aborder à nouveau ?

C’est toujours plus facile de reprendre un rôle. J’ai récemment appris que Roland Petit avait tenté différentes options concernant la bosse de Quasimodo — y compris une fausse bosse intégrée au costume — mais rien ne fonctionnait. Il a finalement décidé de matérialiser la bosse physiquement : pendant deux heures, nous dansons donc dans un inconfort réel. Cela fait mal, mais c’est ce qui permet au corps de se modeler, de ressentir véritablement la difformité. La difficulté physique se lit dans le corps, le visage, les jambes, car Quasimodo boite de la jambe droite. Accepter la douleur, c’est entrer dans le rôle.
Ayant déjà vécu cette épreuve en 2021, je comprends mieux aujourd’hui ce que traverse le corps. Je sais que je peux danser toute la pièce en ayant mal, et même jouer avec cette douleur. Certains passages sont merveilleux mais techniquement complexes, avec des comptes irréguliers (5, 6, 7, parfois 9). Le décor est également très exigeant : on rampe, on grimpe à une échelle, à une cloche… Reprendre tout cela une seconde fois rend l’apprentissage plus rapide.

Il y a deux autres interprètes de Quasimodo : Hugo Marchand et Francesco Mura. Est-il impossible de danser ce rôle sur une vingtaine de soirées ?

Nous ne pouvons pas assurer tous les soirs les grands ballets classiques, qui sont physiquement très exigeants. Et à l’Opéra de Paris, nous sommes 154 artistes : les rôles se répartissent afin que chacun puisse danser et progresser. Sur 22 représentations, nous en faisons sept chacun — ce qui constitue une série importante, puisque nous tournons généralement entre trois et cinq représentations par rôle. En faire vingt serait impensable, au vu de la difficulté du ballet. Nous sommes une vingtaine de solistes, tous doivent travailler. Pour ce ballet, il y a même des auditions, passées sous l’œil de Luigi Bonino, ayant droit de Roland Petit.

Echangez-vous avec les deux autres Quasimodo de la distribution ? Ce partage nourrit-il votre vision du rôle ? Avez-vous des échanges entre vous ?

Oui, tout à fait. Nous nous aidons beaucoup. Ce n’est pas toujours évident, selon les personnalités ou les égos, mais sur Quasimodo, le dialogue est très présent. Nous n’avons pas les mêmes coaches, donc c’est enrichissant d’échanger sur les détails, la musicalité, les intentions, les inspirations. Il n’y a pas de temps officiel dédié à cela, mais nous prenons ces moments en dehors des répétitions.

Le ballet repose beaucoup sur la dynamique entre les quatre rôles principaux. Comment travaillez-vous la relation scénique avec Esmeralda, et cette frontière entre désir, admiration et impossibilité ?

C’est un travail très important. Nous avons trois à quatre semaines de répétitions pour remonter la pièce. On commence par l’apprentissage technique, puis viennent les choix interprétatifs, ce que l’on souhaite transmettre. Parfois, le corps suffit entre partenaires ; parfois, on discute. Moi, j’aime le dialogue.
Le maître de ballet est notre miroir : il nous dit si cela fonctionne, nous pousse à aller plus loin pour que la trame chorégraphique et dramaturgique soit la plus claire possible, surtout dans un ballet où trois hommes gravitent autour d’une femme. Je travaille notamment avec Irek Mukhamedov, avec Jean-Guillaume Bart, et avec Ludmila Pagliero, qui a souvent interprété Esmeralda. Et bien sûr avec Luigi Bonino.

Parlez-nous de votre collaboration avec Luigi Bonino.

Il est le gardien du temps, avec des idées très précises — ce qui n’est pas péjoratif : il pose un cadre indispensable. Mais il nous laisse aussi une vraie liberté. Il nous pousse à trouver notre version du personnage tout en respectant l’architecture pensée par Roland Petit, qui a conçu une œuvre totale avec Yves Saint Laurent et René Allio. Tout est construit autour des lignes — la croix, l’horizontalité, la verticalité. Chaque personnage a une manière de tenir son corps en relation avec le décor et les costumes. Luigi veille à ce que ces archétypes soient respectés et réactivés.

Le décor stylisé de René Allio et les costumes d’Yves Saint Laurent — “colorés comme les vitraux d’une cathédrale” — créent une atmosphère singulière. Cela influence-t-il votre jeu ?

Absolument. Le décor et les costumes nous aident énormément à entrer dans le personnage. Ils ajoutent une magie au mouvement, à la musique, aux intentions. J’aime particulièrement le fait que le décor se transforme : cela demande un engagement physique et mental qui me stimule. J’ai plus de mal avec les ballets où le personnage principal passe son temps à entrer et sortir de scène ; cela m’ennuie. Dans Notre-Dame de Paris, je suis en permanence sur le plateau, toujours en action.

La partition de Maurice Jarre est très narrative et très physique. Comment guide-t-elle votre interprétation ?

Elle a été composée spécialement pour le spectacle, ce qui est génial. Maurice Jarre, habitué à la musique de films, a créé une œuvre quasi onirique. Le pas de deux entre Esmeralda et Quasimodo est magnifique : je la porte sur mon dos, puis dans mes bras, jusqu’au sol… Le thème est sublime. Le rapport aux cloches, la fête des fous, la cour des miracles : tout est superbe dans cette musique.

Avez-vous déjà dansé d’autres créations de Roland Petit ?

Non mais je rêve d’interpréter Le Jeune homme et la mort ou Don José dans Carmen, même si le ballet a un peu vieilli. D’ailleurs, je trouve que Notre-Dame de Paris souffre parfois d’une mauvaise réputation. Certains le jugent daté, mais je ne le ressens plus ainsi. À force d’y plonger, je le vois comme un témoignage magnifique des années 1960, au même titre que Les Enfants du Paradis pour l’après-guerre. Des œuvres bien plus récentes ont davantage vieilli. Notre-Dame de Paris est une pièce particulièrement réussie : les costumes de Saint Laurent, la musique, tout cela n’a rien perdu de sa force et incarne parfaitement l’esprit d’une époque — comme lorsque l’on revoit L’Armée des ombres.

Propos recueillis par Cédric Chaory / © Yonathan Kellerman

Notre-Dame de Paris – Ballet – Programmation Saison 25/26 – Opéra national de Paris