
Portée par la mémoire ardente de Carmen Amaya, figure légendaire du flamenco, la co-directrice du CCN de Grenoble signe une pièce où l’héritage devient matière vive. Entre réminiscences, éclats d’énergie et réinventions, la chorégraphe ouvre un espace traversé par un fantôme incandescent, que les interprètes s’approprient pour mieux en libérer la puissance. Une danse qui embrase le plateau autant qu’elle réactive une histoire. Ardent.
Il est des spectacles qui ne commencent pas au moment où les lumières s’éteignent, mais bien plus tôt, dans cette région trouble où la mémoire s’avance vers nous avec la lenteur d’une marée. Fugaces appartient à cette catégorie rare. Aina Alegre n’y convoque pas seulement une figure du passé : elle invite une présence, peut-être même une survivance. Et lorsqu’une silhouette se détache du lointain, on comprend que ce qui vient vers nous n’est pas un simple corps, mais l’ombre ardente de Carmen Amaya, dont la danse fut jadis une manière de défier le monde.
Cette apparition n’imite rien. Un bras s’élève, mais refuse de se refermer sur la pure forme du braceo. Un pied frappe le sol, mais se retient avant de devenir zapateado. Ainsi procède la mémoire : elle ne reproduit pas, elle transforme. Ce que l’on voit alors, c’est un état – une tension dans la colonne, un feu dans les yeux, une inclinaison du torse qui tient à la fois de l’offrande et de la lutte. Les sept interprètes qui accompagnent cette première vision forment peu à peu une communauté silencieuse, façonnée par un même souffle, comme si un vent venu d’avant eux s’était glissé sous leur peau.
La scène elle-même semble un organisme vivant. La bande sonore, avec sa précision presque implacable, traverse l’espace en rafales : elle ne soutient pas les danseurs, elle les met à l’épreuve. Chaque percussion résonne comme un rappel de l’âpreté du monde. Les lumières, pulsant parfois comme un cœur à la fois obstiné et lointain, sculptent les silhouettes de l’intérieur. L’ensemble crée un paysage où l’humain et l’élémentaire se confondent, où les corps deviennent des clairières dans la nuit.
On voit alors se déployer une succession de tableaux, non comme des épisodes d’un récit, mais comme les états successifs d’un même organisme collectif. Solos, duos, groupes compacts : leurs formations naissent, se disloquent, se recomposent, avec la logique secrète d’une ruche ou d’une armée antique. Les danseurs avancent vers le public, respirent, s’ouvrent, se replient. Il y a dans leurs gestes quelque chose d’une fraternité ancienne, celle qui unit les figures rituelles plus que les individus.
Puis survient le moment où la pulsation du monde semble s’accélérer. La trame obstinée du Boléro de Maurice Ravel s’insinue, non comme une citation, mais comme un fil de vie. Une interprète en manipule la mélodie au trombone à coulisse, la tirant, la distordant, la forçant à renaître sous une forme plus âpre, presque tellurique. À cet instant, la scène devient un lieu d’exaltation : les corps s’abandonnent à la spirale, mais jamais au désordre ; la danse se fait invocation, peut-être même conjuration contre ce qui menace de disparaître.
Car Fugaces n’est pas seulement un hommage. Il est la méditation d’une chorégraphe sur ce que signifie transmettre sans figer, appeler sans emprisonner. Amaya n’est pas ramenée à la vie : sa présence traverse ces corps comme un fleuve souterrain traverse un paysage, le modifiant sans jamais s’y attarder. Ce que nous voyons, c’est la trace vivante d’un éclat ancien, protégé par le geste contemporain.
On sort de Fugaces avec la sensation d’avoir assisté à un rite où le temps se replie sur lui-même. Aina Alegre, attentive comme un scribe des gestes, compose une œuvre où la discipline n’exclut pas la ferveur, où la beauté naît de la confrontation entre la rigueur du présent et la fougue d’une danseuse qui défia jadis les frontières de son art. Fugaces, grave et ardent, rappelle que la mémoire n’est jamais un musée : elle est une force qui passe, une lumière fugitive qui éclaire un instant nos corps avant de poursuivre sa route.
Cédric Chaory
© Martin Argyroglo
Centre chorégraphique national de Grenoble – Aina Alegre et Yannick Hugron
