
Il y a, dans NYMPHE de Taos Bertrand, quelque chose de l’ordre du murmure et du cri à la fois. Ce solo, autant sensible que troublant, se déploie comme un poème du corps, une étude physique et sonore sur ce que signifie “être femme” — ou plutôt, devenir corps féminin, s’y débattre, s’y échapper.
Dès les premières secondes, la scène est un bord, un interstice : celui d’une voie express au loin, où filent les voitures, dans la nuit sobre d’une périphérie. Ce n’est pas un hasard si le cadre est la marge — là où le visible et l’audible s’entrechoquent. Les flashs lumineux sculptent un espace d’apparition, tandis que le corps de Taos Bertrand, gainé d’un collant vaguement résille, s’y inscrit avec une élégance qui n’a rien de décorative : c’est une grâce inquiète, vibrante.
Les bras, d’abord : instruments de dessin et de refus. Ils se plient, se replient, se déploient dans une série de gestes vifs qui semblent écrire et effacer tout à la fois. Puis les mains — si précises, si graphiques — deviennent langage. Elles signent, elles expriment, elles brisent. C’est un corps parcellaire, fragmenté, qui cherche à se recomposer hors du cadre, à inventer une nouvelle anatomie.
Dans ce ballet intérieur, la figure de la nymphe, telle que revisitée par l’interprète, n’est plus seulement mythologique : elle devient politique. Echo, la voix sans visage, trouve ici une résonance contemporaine. La chorégraphe fait de la coupure — ce geste d’interruption et de reconstruction — un principe d’écriture. Chaque mouvement semble réanimer un souvenir du corps effacé, une archive sensorielle du féminin transfiguré.
Et puis, il y a la bande-son : un tissu ambient, parfois inquiet, traversé soudain par Unpretty de TLC, dont les paroles s’inscrivent dans la chair même du solo. Elles résonnent comme un manifeste discret contre la norme du visible, contre les contours imposés de la beauté.
Taos Bertrand, ici, est d’une intensité rare. Tour à tour fébrile, puissante, fantomatique, elle habite le plateau — et même, fait exceptionnel, elle parvient à le faire traverser à la captation vidéo. Ce qui, dans l’art chorégraphique, relève souvent de l’impossible. Il faut une présence véritable, une densité de regard, pour que la distance ne ternisse pas l’incandescence.
La suspension blanche qui trône dans les airs du plateau, figure inerte et pourtant magnétique, agit comme un miroir : questionne sans menacer, veille sans dominer. La nymphe s’y accroche, peut-être pour y prendre son envol. Ce geste suspendu, presque religieux, devient l’image d’une légèreté conquise, mais jamais donnée.
Si NYMPHE séduit, c’est parce qu’il ne cherche pas la séduction. Il interroge la grâce sans complaisance, en fait un espace de résistance — “la nature comme résistance au travail”, selon les mots de McKenzie Wark, cités par la chorégraphe. Par le récit d’une naissance, Bertrand fait du plateau une chambre d’écho où résonnent les voix oubliées, celles des corps en transition, en traduction.
NYMPHE n’est pas un manifeste. C’est un murmure politique, un rituel discret où la beauté se reconstruit au bord du vertige. Et c’est dans cette tension entre effondrement et relèvement que réside sa force : une grâce ténue, oui — mais une grâce lucide, travaillée par la coupure et par la lumière.
Cédric Chaory
©Thibault Lefebure
(D’après la captation vidéo de la première au KLAP Maison pour la danse – mars 2025)