
Gianni Joseph, toujours warrior
Avec FOKUS DANSE, en novembre à Fontenay-le-Comte, Gianni Joseph dévoile son parcours singulier. De ses collaborations avec de grands noms à ses propres créations, il trace une carrière marquée par l’exigence et la transmission. Installé dans la petite cité vendéenne, le chorégraphe affirme un ancrage fort entre territoire et création. Ce rendez-vous est l’occasion rare de relire son œuvre et de découvrir Ékleipsis.
Votre actualité en cette rentrée est le Fokus Danse du mois de novembre. Pouvez-vous nous en parler ?
Les 3, 4 et 5 novembre se déroulera la première édition de FOKUS DANSE. Grâce à une volonté municipale de soutient et d’aide supplémentaire, cet événement a été pensé pour ma compagnie comme un levier en termes de diffusion, puisque nous allons présenter la création 2025 Ékleipsis en tout public, pour les scolaires, mais aussi sur des horaires adaptés aux programmateurs., La compagnie reprendra également des pièces de son répertoire, notamment Suranné(s), pièce de 1997, l’un de mes tout premiers solos, adapté au fil des ans en duo et aujourd’hui en forme multiple, interprété par les danseuses de la compagnie. Nous allons aussi reprendre un solo de 2005 Anita issue de Fantasme cathodique dans une version multiple.
En présentant ces différentes pièces, je vois l’opportunité de proposer aux spectateurs et programmateurs un véritable focus sur mon travail. L’an passé, la saison de la compagnie avait débuté tardivement et il avait été difficile de faire venir les programmateurs en soirée à Fontenay. Ce rendez-vous leur en offre la possibilité. Ce focus est aussi un moment destiné au public et aux amateurs, puisque je vais dévoiler la première création de ma compagnie amateure, constituée de passionné·es venant de Fontenay, Luçon, La Roche-sur-Yon et alentours. Kalidanses sera interprété par une quarantaine d’ amateurs de la compagnie, âgés de 8 à 72 ans.
Au-delà de la programmation, il y aura aussi des ateliers, une masterclass ainsi qu’une exposition photographique signée Amandine Siret autour du projet Académie du Mouvement 2025 un projet commencé cette année, sur trois ans pour les quartiers prioritaire de la ville, c’est un magnifique projet soutenu par la ville, l’ANCT et le ministère de la Culture. Je suis venu à la danse grâce à ce genre de dispositif gratuit, sans cela je n’aurai jamais eu la carrière que j’ai eu. Comme une évidence je continue donc maintenant à construire des projets citoyens et participatifs.
Parlez-nous de cet ancrage en ruralité, à Fontenay-le-Comte, vous qui avez traversé les plus grandes villes du monde en tant qu’interprète.
Lorsque j’ai créé ma compagnie, j’ai eu la chance de succéder à Yvann Alexandre, pendant 3 saisons à la Scène nationale de La Roche-sur-Yon. Ce fut un déclencheur formidable de bénéficier d’un tel accompagnement par une structure de cette envergure. Sonia Soulas, alors directrice adjointe du lieu, m’a immédiatement fait confiance, notamment sur le volet pédagogique que je lui proposais. Elle avait repéré mon travail de chorégraphe, notamment lors de la programmation de Hors saison et Pierre et Monica au Chabada d’ Angers pour le festival Club des Cinq. Je crois qu’elle a surtout toujours cru en moi, et voyait comme une force le fait que je cumule de nombreuses casquettes : interprète et chorégraphe pour diverses compagnies, interprète-chorégraphe pour ma propre compagnie, mais aussi pédagogue. En France, porter plusieurs casquettes est souvent perçu comme un problème : on ne peut pas vous mettre dans une case… Sonia, elle, ne m’a jamais enfermé. Elle m’a donné des repères, guidé. Encore aujourd’hui, je navigue entre toutes ces activités.
Je m’apprête d’ailleurs en novembre prochain à accompagner le Ballet Preljocaj sur sa tournée réunionnaise , l’occasion aussi de donner divers stages sur l’île et de me reconnecter à mes origines, mes racines. Je suis aussi un intervenant régulier pour le théâtre du corps de Pietragalla / Derouault à Alforville qui est un centre d’apprentissage unique et remarquable que j’affectionne particulièrement .
Après l’expérience de La Roche-sur-Yon, j’ai rejoint Les Sables-d’Olonne en tant qu’artiste associé à l’Auditorium Saint-Michel, à l’occasion d’une convention de trois ans avec la ville. Puis, au fil des ans, des sollicitations, des changements de municipalités et d’orientations politiques, la compagnie a fini par poser ses valises à Fontenay-le-Comte. Aujourd’hui, nous y sommes bel et bien établis et en conventionnement. La municipalité me soutient énormément et m’aide à construire de fabuleux projets. Je me suis ancré dans ce territoire à un moment de ma carrière où je questionnais ma vocation de danseur. J’avais 35 ans, je faisais reprises de rôles en reprises de rôles avec les interprètes de ma compagnie, et je n’étais plus axé sur la création, j’avais le sentiment de stagner. J’ai voulu me poser géographiquement, faire le point et redessiner ma trajectoire.
Votre carrière d’interprète est assez exceptionnelle : Carolyn Carlson, Bouvier-Obadia, Matthew Hawkins ou encore Robert Swinston… Que garde-t-on de tous ces immenses artistes ?
On garde beaucoup de beaux souvenirs, et un peu d’eux-mêmes dans le corps. J’ai tellement aimé travailler avec Carolyn Carlson : participer à son univers onirique, à sa connexion entre la terre et les âmes. On ne s’installait jamais avec elle : tout était remis en question à chaque représentation, et je pense que j’ai gardé cela. J’écris beaucoup mes pièces, mais je laisse toujours le hasard s’immiscer dans le processus de création, comme pouvait le faire Cunningham.
Chez Bouvier-Obadia, j’ai aimé le côté cinématographique, danse-théâtre, à la manière de Pina Bausch, qui traversait leurs pièces. Quant à Matthew, son excentricité, son ambiguïté sur le genre, sa narration subjective et abstraite, alliées à une solide technique héritée du Royal Ballet, m’ont fasciné. Ces grands artistes m’ont transmis le goût du travail, une curiosité jamais étanchée, et la remise en question perpétuelle. Ils m’ont fait grandir.
Et puis, il y a eu cette longue collaboration avec Robert Swinston ?
Tout à fait, lors de sa direction du CNDC d’Angers, où j’ai interprété du Cunningham pendant sept ans. Après avoir traversé tant d’univers chorégraphiques différents en tant qu’interprète, j’avais besoin d’une affiliation dans mon travail. À Angers, j’ai pu me rattacher à cette technique que je connaissais déjà, l’ayant apprise auprès de Viola Farber. Robert m’a redonné le goût de l’ouvrage.
C’était une époque où mon corps n’était plus si infaillible ; il m’a fallu apprendre à le travailler autrement, d’autant que Robert nous avait dit lorsqu’il a constitué sa compagnie : « Je vais faire de vous des warriors. » Et il a eu raison, car nous dansons encore toutes et tous aujourd’hui. Notamment Flora Rogeboz avec qui je construis actuellement un duo, il y avait aussi Anna Chirescu chorégraphe ayant une trajectoire incroyable actuellement , et bien d’autres… Nous avons acquis une discipline de fer, et je pense qu’en France et pendant longtemps les danseurs et danseuses professionnels n’ont pas toujours eu cette éthique du « faire et continuer à faire ». « the only way to do it, is do to it » disait Merce. Cela résonne chaque jour ou je danse et dans ma vie …
Parlez-nous de votre nouvelle création, Ékleipsis.
C’est une pièce chorégraphique en trois temps, trois états, oscillant entre soi et l’autre, entre force et fragilité, élan et chute. Inspirée des écrits de Simone Weil, elle explore le moment de l’éclipse intérieure : ce moment où le « moi » cède, se transforme, pour renaître autrement. Quatre corps féminins en scène se reflètent, s’opposent, s’accompagnent dans une quête de soi. Le langage scénique mêle danse contemporaine et arts visuels : lumière, néons, matières, jeux temporels et spatiaux. Je dirais qu’elle est un jeu de rencontres, de duos, où les doubles et les reflets sont omniprésents. Après les dates de Fontenay-le-Comte, nous jouerons Ékleipsis au Carré, Scène nationale – Centre d’art contemporain de Château-Gontier, le 19 mai, puis à Sens le 29 mai à l’occasion du Printemps du Grand Sénonais. D’autres dates sont en négociations actuellement sur des lieux non dédiés à la Danse… Cette saison sera riche d’expériences nouvelles puisque je vais aussi créer pour l’École du Royal ballet Suédois, ainsi que pour des écoles et centres de formations pour danseurs au Portugal et en Suisse.
Propos recueillis par Cédric Chaory
© Gianni Joseph