La Grande Scène, réseau national pour l’émergence en danse

La Grande Scène 2025 : visages multiples de la jeune danse

Chaque automne, La Grande Scène déplace son campement nomade dans une nouvelle ville, ouvrant un panorama des écritures chorégraphiques naissantes. Après Rennes, Clermont-Ferrand et Dijon, c’est désormais la métropole lilloise et roubaisienne qui accueille, du 21 au 23 octobre 2025, ce moment où les gestes en devenir rencontrent un public et des programmateurs avides de déceler les promesses de demain.

Imaginé par le réseau Les Petites Scènes Ouvertes, l’événement ne se contente pas de montrer huit pièces courtes ou extraits : il fabrique des situations. Des déjeuners placés qui favorisent l’échange, des présentations orales de projets encore fragiles, des “partenaires particuliers” – programmateurs associés à chaque jeune chorégraphe – autant de dispositifs qui déplacent subtilement les rapports habituels entre artistes et institutions. Ici, l’on ne consomme pas la danse : on l’accompagne.

La programmation 2025, tirée d’un flot de 235 candidatures, fait apparaître une génération diverse et intensément consciente de son rapport au monde. Présentation des huit projets retenus :

Julie Botet & Max Gomard – HOT

Dans HOT, deux corps tentent de réanimer un monde en ruine. Rebonds, secousses, suspensions : la danse se déploie comme une pulsation vitale, une tentative de ranimer le présent. La bande-son, hybride de techno, ragga et hip-hop, fabrique un dancefloor de survie. Botet et Gomard confirment un talent rare pour transfigurer la catastrophe en fête, et le désastre en énergie partagée.

Deborah Lennie – PUSH

Inspirée par Tender Buttons de Gertrude Stein, PUSH explore les possibilités musicales cachées dans la langue et les gestes. Lennie, australienne installée en Normandie, orchestre une rencontre fascinante entre texte, musique live et danse fragmentée. Dans la pénombre, ses interprètes apparaissent et disparaissent comme des éclats de sens en mouvement. L’écriture a la délicatesse d’une partition expérimentale, à la fois cérébrale et sensible.

Johana Maledon – (titre provisoire)

Une scène nue, un écran LED, un corps qui s’avance. Les mots projetés deviennent autant d’étiquettes lumineuses, qui nomment, enferment, puis disparaissent. Johana Maledon compose un solo incisif, en friction constante avec le langage. Ce n’est pas seulement une danse : c’est une lutte contre les classifications, une revendication d’entre-deux. Rarement un dispositif si simple aura rendu si perceptible la violence sourde des mots.

Aurora Bauzà & Pere Jou – I AM (T)HERE

Venue d’Espagne, cette pièce fusionne chant et danse dans un geste radical. Bauzà et Jou interrogent la voix comme partie intégrante du corps. Le spectateur se retrouve happé par une expérience immersive où souffle et geste se confondent. On y entend l’intime comme l’archaïque, une identité mise à nu par la vibration sonore autant que par le mouvement.

Ekilibro Noah – NDJOU NDJOU

Dans Ndjou-Ndjou, Ekilibro Noah plonge dans la danse rituelle du Mbali Etoudi, acrobatique et tellurique, qui porte en elle la vibration d’un Cameroun ancestral. Découverte en 2006, cette tradition devient pour lui un prisme à travers lequel interroger la modernité, ses oublis et ses persistances. Sur scène, le rite se fait chant, musique, mouvement — une convocation de l’esprit mythique du ndjou-ndjou, entre mystère et transmission. Noah, autodidacte passé du breakdance à la scène, incarne une trajectoire où la virtuosité hip-hop se marie à la quête d’identité.

Maud Pizon – Cover

Avec Cover, Maud Pizon pose une question simple et vertigineuse : peut-on reprendre une danse comme on reprend une chanson ? Sur scène, quatre interprètes tissent un concert où gestes et musiques se répondent, comme les plages d’un album de reprises en direct. De Mary Wigman à Mylène Farmer, de Lully à Reich, l’éventail des sources affirme un geste joyeusement éclectique, choisi avec le cœur. Chaque reprise, loin de la copie, révèle l’écart, le déplacement, l’acte d’interprétation comme puissance créatrice. Cover devient alors une célébration : la danse comme reprise, la reprise comme invention, l’invention comme hommage.

Zoé Lakhnati et Per Anders Kraudy Solli – WHERE THE FUCK I AM ?

Dans ce duo, la voix et le mouvement deviennent des instruments de réminiscence et de jeu, entre divertissement et ressuscitation de l’oublié. Les images se superposent, se désaccordent, s’entrechoquent : un singe, un robot, Michael Jackson, Raphaël, Fifi Brindacier. La danse et la voix y servent de canaux, captant des archives intimes autant que pop-culturelles. Le flux est incessant, saturé de représentations qui débordent et entraînent le spectateur. Le résultat est un chaos d’images, un collage sonore et symbolique, où l’individuel et le collectif se croisent.

Calixto Neto – Outrar

Conçu dans le contexte de la pandémie, Outrar prend appui sur une idée simple et vertigineuse : se mettre dans la peau de l’autre. Neto, performeur brésilien basé en France, s’empare d’un univers sonore et gestuel hérité d’autrui pour en faire son propre lieu de transformation. Il en résulte une danse troublante, faite de décalages et d’appropriations, où l’identité se révèle comme un champ mouvant et politique.

Julie Botet – Lymph Blood Story (présentation)

Botet revient seule avec une œuvre autobiographique poignante. Subissant enfant une glossectomie, elle transforme ce vécu en un “freak show” contemporain où danse, théâtre et photographie s’entrelacent. La pièce questionne la manière dont l’anormalité est exposée et regardée. Difficile d’imaginer plus frontal témoignage : ici, la vulnérabilité devient force scénique.

Rémi Richaud – Boys Club

Avec Boys Club, la compagnie Kosa se confronte aux mythes de la virilité. Dans un duo physique et explosif, Richaud cherche une masculinité libérée des carcans, où douceur et violence se côtoient. La pièce, traversée par les débats actuels sur le genre et les rapports de pouvoir, trouve sa justesse dans l’intensité corporelle, l’urgence des gestes. C’est une danse qui n’explique pas : elle expose, elle questionne.

Une constellation en mouvement

Autour de ces éclats, La Grande Scène 2025 met aussi l’accent sur la vitalité de la région Hauts-de-France mais offre un temps de visibilité via la présentation orale de 5 projets en cours de création portés par des chorégraphes identifié.e.s par le réseau ou par les partenaires de cette édition. Chaque artiste intervient en binôme avec un.e représentant.e d’une structure de diffusion qu’il.elle a choisi pour co-présenter son parcours. En 2025, Anne-Sophie Lancelin, invitée à La Grande Scène 2024 revient avec un nouveau projet en création à partager. Youness Aboulakoul, invité à La Grande Scène 2022 avec un solo, présentera sa prochaine création jeune public. D’autres artistes dialoguent, eux, avec les héritages populaires, les récits queer, la petite enfance ou la mémoire coloniale.

Comme souvent dans La Grande Scène, ce ne sont pas seulement les spectacles qui frappent, mais la circulation des énergies : l’entrelacement des artistes, des diffuseurs, des spectateurs. Les lieux complices – La Maison Folie Wazemmes, Le Grand Sud, le Tripostal à Lille ; Le Gymnase CDCN Roubaix Hauts-de-France, Le Théâtre de l’Oiseau Mouche et La Condition Publique à Roubaix. – deviennent autant de foyers où la danse s’expérimente comme langage collectif.

Lille et Roubaix offrent à ce rendez-vous un contexte singulier : une histoire ouvrière et migratoire, un tissu culturel foisonnant, une jeunesse attentive à la pluralité des voix. On devine que ces conditions infléchiront les lectures et les débats. La Grande Scène n’est pas un festival figé : c’est une cartographie mouvante de l’émergence, un miroir tendu chaque année à la vitalité chorégraphique du pays.

Cédric Chaory

© Bruno Aussilou « Titre provisoire » de Johana Maledon

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