
Ces si belles heures dorées…
Sous la direction d’Éric Quilleré, le Ballet de l’Opéra National de Bordeaux a offert avec The Golden Hour un triptyque néo-classique, réunissant des œuvres de van Manen, León & Lightfoot, et Wheeldon brillamment mis en valeur par la richesse expressive de la compagnie. Le corps de ballet, totalement au diapason des étincelantes étoiles Mathilde Froustey et Riku Ota, a porté ces œuvres avec une sensibilité et une rigueur remarquables. De l’aube au crépuscule, de la première rencontre aux derniers adieux, de l’éveil du printemps au déclin de l’hiver, le Ballet compose soirée équilibrée, intelligente, et lumineuse, qui confirme le rayonnement artistique de la maison bordelaise.
Et soudain, le théâtre.
Dans Frank Bridge Variations (2005), Hans van Manen abandonne toute tentation de l’abstraction pure pour se tourner vers un territoire plus trouble, saturé d’ombres, de tensions latentes et de passions à peine contenues. La musique de Benjamin Britten, kaléidoscopique et hautement allusive, fournit à la chorégraphie une architecture d’une complexité fascinante : chaque variation devient le prétexte à une étude de caractère, à une scène miniature, presque opératique.
Van Manen, qui revenait alors dans le giron du Dutch National Ballet après une parenthèse au Nederlands Dans Theater, choisit ici de se passer de pointes — choix rare dans son œuvre. Ce dépouillement formel n’amenuise en rien la puissance dramatique de la pièce. Au contraire, il la condense. La danse s’y fait presque expressionniste, comme taillée dans les nerfs. Les gestes ne sont pas simplement exécutés : ils surgissent, jaillissent, s’arrachent du corps.
Le ballet, structuré en une série de tableaux contrastés, explore — sans les mimer — les registres parodiques de Britten (la marche ironique, la valse viennoise grotesque, la fugue théâtrale). Mais ce qui aurait pu rester pastiche devient chez Van Manen métaphore du théâtre même : un espace où les corps, tour à tour dieux, héros ou ombres wagnériennes, s’éprouvent dans une forêt nocturne d’ambiguïtés.
Certains duos — tendus comme des arcs — évoquent les échanges les plus énigmatiques de Parsifal ou les confrontations symboliques du Ring. Les entrées et sorties des danseurs sont elles-mêmes chargées de sens : une simple diagonale devient récit, un regard, un geste suspendu, ouvre une dramaturgie parallèle.
Et pourtant, malgré cette densité, Van Manen garde ce sens limpide de la ligne, cette clarté plastique qu’on lui connaît depuis ses œuvres les plus classiques. Ici, les émotions s’expriment dans la forme, sans jamais tomber dans l’illustration. La lumière, tranchante, les costumes neutres, presque ascétiques, renforcent cette esthétique de la suggestion plutôt que de la déclaration.
Avec Frank Bridge Variations, Van Manen signe une pièce profondément musicale, ironiquement sérieuse et sérieusement ironique. Elle joue avec les codes, mais ne s’y perd jamais. Elle frôle le drame, mais le transcende par le style. Voilà un ballet qui, sans fracas, fait du mystère une matière chorégraphique.
La légèreté, cette gravité retenue
Dans Step Lightly (1991), toute première et sublime collaboration signée Sol León et Paul Lightfoot pour le Nederlands Dans Theater, il ne faut pas se laisser tromper par la brièveté de la pièce ni par son titre apaisé. Ce ballet, récemment entré au répertoire du Ballet de l’Opéra de Bordeaux, est un fragment poétique d’une densité remarquable : une œuvre d’équilibre fragile, écrite à l’encre fine, mais traversée de forces profondes.
Créée alors que Lightfoot en était à sa deuxième chorégraphie seulement, Step Lightly naît d’un désir de liberté absolue — liberté dans le processus, liberté dans l’écoute du corps, liberté dans le rapport à la musique. Il en résulte une pièce qui respire la jeunesse d’un langage en gestation, mais déjà extraordinairement personnel. Ce que l’on voit, ce sont des corps à l’écoute d’un monde intérieur, agissant non comme des vecteurs d’un récit mais comme les capteurs d’une tension invisible.
La pièce débute en silence, les danseurs rampant sur le sol — comme s’ils émergeaient d’une terre ancienne, fragile et sacrée. Lorsqu’entrent les voix bulgares, fragmentées et aériennes, c’est toute une histoire souterraine qui semble remonter à la surface. L’atmosphère, hivernale, n’est jamais descriptive ; elle évoque plutôt une forêt intérieure, celle des liens familiaux, des souvenirs, des absences.
Le mouvement est à la fois anguleux et souple, hésitant entre l’élan et le repli, la fluidité et la retenue. On reconnaît déjà ici le vocabulaire si particulier du tandem León-Lightfoot : des portés inattendus, des synchronisations subtiles, des silences du corps plus éloquents que les gestes eux-mêmes. Le style est lyrique sans lyrisme, expressif sans jamais sombrer dans l’explication. Tout est dans la suggestion — ce que MacMillan appelait autrefois « le non-dit incarné ».
Mais ce qui frappe le plus, c’est la justesse dramaturgique de l’espace : les relations entre les danseurs ne racontent rien de précis, mais elles suggèrent tout. Ce pourrait être une fratrie, un souvenir commun, une perte partagée. Loin d’un simple exercice esthétique, Step Lightly devient une méditation sur la mémoire affective, sur ce qui lie sans enfermer.
La pièce est brève, mais elle n’est jamais mineure. Elle touche à cette région rare où la danse n’impose rien au spectateur, mais ouvre un espace de résonance intérieure. En ce sens, Step Lightly est un manifeste discret de ce que León et Lightfoot développeront dans les années suivantes : une danse qui n’explique pas, mais qui éveille.
Un ballet baigné d’ambre et de silence
Irradiant, voilà ce qu’est Within the Golden Hour (2008) Non par le spectaculaire, mais par une incandescence intérieure — une lumière dorée, tamisée, comme celle qui filtre à travers les feuillages en fin de journée. Avec cette œuvre créée en 2008, Christopher Wheeldon ne se contente pas de chorégraphier des pas ; il compose une matière lumineuse, presque palpable.
La partition d’Ezio Bosso, parfois ponctuée de Vivaldi, n’accompagne pas tant la danse qu’elle l’habite. Wheeldon, chorégraphe d’une musicalité rare, travaille ici avec une oreille presque architecturale : il entend les respirations de la musique, ses silences, ses suspensions, et les insuffle au corps des danseurs.
La structure du ballet, un tissage délicat de pas de deux, trios et ensembles, évoque un monde en apesanteur. Sept couples évoluent dans un espace partagé mais jamais encombré. Chacun trace sa trajectoire, dans une sorte de gravitation douce, où l’individualité et l’unisson coexistent sans se heurter. Les duos sont de véritables poèmes du contact : ni narratifs, ni démonstratifs, mais d’une intensité retenue. On y perçoit moins la passion que la présence, le frôlement d’un souvenir, la tendresse d’un geste presque oublié. Un port de bras esquissé, une inclinaison de buste, un regard suspendu suffisent à dire plus que de longues envolées.
Wheeldon fait danser la lumière. Les costumes, les éclairages, les dynamiques — tout est conçu pour évoquer ce moment fugace entre le jour et la nuit, ce que les photographes appellent « l’heure dorée », où chaque forme semble nimbée d’un éclat fragile. À ce titre, Within the Golden Hour est une œuvre sur l’éphémère, mais aussi sur la grâce de l’instant accepté tel qu’il est, sans emphase. Et lorsque, vers la fin, les danseurs traversent la scène en diagonale, croisant à peine leurs trajectoires, on croit assister à une migration silencieuse — un adieu sans larmes, un effacement tout en douceur. Rien ne s’impose, et c’est cela qui touche : cette pudeur du geste, cette clarté qui se dérobe à mesure qu’elle se révèle.
Cédric Chaory
Step lightly, de Sol León et Paul Lightfoot. ©Yohan Terraza