TOUT-MOUN – Héla Fattoumi & Eric Lamoureux

« Cette vision utopique d’Edouard Glissant nous apparaît comme un rempart aux intolérances rampantes. Il y a donc une nécessité à la faire découvrir ou re-découvrir. »

Elle est un des évènements du festival Le Temps d’aimer la danse : la nouvelle création d’Héla Fattoumi et Eric Lamoureux : TOUT-MOUN, virevoltant ballet et installation vidéo inspiré des écrits d’Édouard Glissant autour de la « créolisation : totalité réalisée du monde-terre ». Interview des chorégraphes à 15 jours de la première biarrote.

TOUT-MOUN prend appui sur le livre Tout-monde du romancier, poète et philosophe Édouard Glissant, chantre de la créolisation globale du monde. Il y avait urgence à parler de ce chaos-monde, multiple, diffracté et imprévisible ?

Nous avons choisi ce titre TOUT-MOUN, qui signifie « tout un chacun, toute personne, tout le monde » en créole. C’est un clin d’œil à l’ouvrage Tout-monde, considéré comme le point convergeant de toute l’œuvre du poète-romancier. Nous avons découvert Edouard Glissant en 2007 à travers l’appel qu’il a lancé avec Patrick Chamoiseau, en réaction à la mise en place du ministère de l’identité nationale : « Quand les murs tombent, l’identité nationale hors la loi ».

Depuis lors, nous nous sommes plongés dans sa pensée à travers ses romans, essais ou poésies…Fréquentée d’œuvre en œuvre, les notions clefs de cette pensée nous accompagnent comme autant de balises dans notre parcours. Elles sont, à nos yeux, des incontournables pour accueillir le monde tel qu’il va aujourd’hui. Qu’ils s’agissent de « la pensée archipélique », du « chaos monde », de « l’identité-relation », de « la créolisation » pour n’en citer que quelques-unes.

Cette pensée nous éclaire pour appréhender le monde dans sa complexité. Cela nous aide à saisir les réalités qui nous emportent dans ce destin commun des humanités, au moment où les murs s’érigent et les imaginaires tendent à se clôturer. Elle met en valeur la dynamique de brassage des imaginaires en prise avec « les cultures de métissage » et cette dimension est essentiel dans notre travail. Cette vision utopique nous apparaît comme un rempart aux intolérances rampantes. Il y a donc une nécessité à la faire découvrir ou re-découvrir.

« Quand, aujourd’hui, le multiculturalisme juxtapose des absolus, la créolisation emporte tous les absolus dans un précipité imprévisible ». Le monde selon Edouard Glissant est vu comme « une entité de flux relationnels inarrêtables où mélanges, entremêlements, ruptures, synthèses, hybridations ou mosaïques, instaurent un chaos relationnel auquel personne ne saurait échapper » …C’est puissant et il nomme cela « la Relation », qui est le principe actif de la notion de Tout-monde.

Nous projetons donc cette nouvelle création TOUT-MOUN dans la poétique de cette esthétique striée de fulgurances où les identités et les imaginaires se créolisent.   

Composée de danseur.se.s venu.e.s de cultures diverses ( Tunisie, Maroc, Égypte, France, Espagne, Sri-Lanka, Madagascar, Caraïbes ), la distribution incarne à elle-seule ce Tout-monde. Comment se sont déroulées les auditions ?

Il n’y a pas eu d’audition et nous ne fonctionnons pas du tout sur ce mode. Il s’agit pour nous de constituer un groupe, cette étape est matricielle, substantielle pour la pièce à venir. Nous aimons provoquer des rencontres avec des artistes « du local au lointain », en nous déplaçant là où il.elle.s se trouvent, vivent. Et de part notre parcours, notre désir de rencontre s’est très souvent orienté vers les SUDS !

C’est ce que nous avions fait pour, AKZAK, l’impatience d’une jeunesse reliée (2020), notre pièce précédente. L’équipe de danseur.se.s de TOUT-MOUN est celle que nous avions constituée pour cette folle et intense aventure. L’évidence de continuer s’est imposée portée par la force et la cohésion du groupe. L’aventure continue donc avec cette équipe de 10 danseur.se.s ( 6 femmes et 4 hommes) à laquelle s’est intégrée une danseuse de la Martinique.

Les cultures chorégraphiques très diverses de ces artistes avec lesquels nous cheminons depuis plus de cinq ans (pour les plus jeunes) sont le sous-bassement du « bloc d’humanités aux singularités entremêlées » qui incarne pleinement la diversité. Diversité qu’Edouard Glissant redéfinit lumineusement sous la locution de « puissance de la dissemblance » comme vecteur possible de transformation et d’élargissement de l’imaginaire d’un groupe.

Comment avez-vous composé avec les singularités des interprètes pour créer ce “chaos relationnel, inarrêtable” dont parle Edouard Glissant ?

Bien évidemment, nous avons commencé par parler avec l’équipe de notre lien à la pensée d’Edouard Glissant. Ces temps de partage se sont nourris de l’écoute d’entretiens radiophoniques, de visionnages de documentaires, de lectures d’extraits de textes. Cette transmission posait les conditions « d’un bain collectif » pour faire circuler entre tou.te.s  cet univers si riche et si foisonnant,.

Sur le plan chorégraphique, nous avons proposé de nombreuses situations de recherche sous forme de protocole imaginé pour faire surgir la danse et créer les conditions de la révélation de la singularité des interprètes… à travers les dynamiques, les rythmes particuliers de la danse de chacun·ne.

Nous pouvons, par exemple, décrire le processus qui a conduit à ce que nous avons nommé la « danse chorale hybridée ». Pour commencer, chacun a construit un solo sur 10 temps en se laissant traverser par la charge émotive des mots et des images poétiques, véritables agents déclencheurs de la mise en jeu du corps. Puis chacun a transmis la musicalité de sa danse aux autres, et non l’écriture de ses gestes ! C’est une façon de s’approprier l’essence de la danse de l’autre pour composer sa propre danse et selon l’expression glissantienne, il s’agit de « changer en échangeant, sans se dénaturer… »

Finalement, les danseurs dansent ensemble (composition rythmique commune) alors que tous les gestes proviennent de l’imaginaire corporel de chacun.e.

Nous avons également introduit pour la 1ère fois dans notre travail, une recherche à partir des huit langues maternelles de chacun.e en s’appuyant sur les sonorités spécifiques à chaque langue. Notre idée était de faire entendre une sorte de langage commun fruit d’une créolisation suscitée. Pour ce faire, nous avons concrètement préparé 10 séquences rythmiques différentes sur un tempo commun. Chacun en a choisi une pour composer un solo dansé et chanté. Par la suite, seule la partition chantée de chaque solo a été transmise aux danseur.se.s  du groupe. Nous avons donc construit une séquence où ce langage vocal hybridé s’entrelace à la danse et la nourrit dans un univers ludique de partage et de relais.

Toutes ces combinaisons vocales et dansées qui se répondent au plateau font écho à cette phrase glissantienne : « Il faut défendre toutes les langues du monde même si elles sont parlées par 20 personnes… ».

Autres protagonistes importants de TOUT-MOUN : Raphaël Imbert et Benjamin Lévy. Pourquoi le choix de leur jazz hybride qui sera multi-diffusé lors des représentations ?

Le jazz est par excellence la musique de la créolisation dont parle intensément Edouard Glissant et le saxophone est l’un des instruments roi de cette musique, autant souffle, voix, cris et stridences que mélopées suaves.

Nous avions rencontré Raphaël Imbert, il y a quelques années autour d’un projet sur John Coltrane et connaissions sa proximité avec Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, de toute évidence, il était le collaborateur rêvé pour nous accompagner dans cette nouvelle création.

Nous nous sentons très proche de sa démarche musicale d’improvisateur, il cultive le goût de la composition et des situations musicales les plus éclectiques. En tant que jazzman, il invoque dans ses improvisations les revendications de la soul et du blues, les introspections de la musique folk et des chants populaires qui font œuvre commune et collective.

Pour TOUT-MOUN, nous désirions que le chant soit présent au plateau. Pour cela, nous avons passé commande à Raphaël d’une sorte de chœur polyphonique qui entremêle l’ensemble des voix des danseur.se.s. Il a réinventé une sorte de « work song », chant de travail à l’origine du blues, inspiré de Screaming ‘Jay Hawkins, musicien et incroyable interprète de rythme and blues.

Tout au long de la pièce, Raphaël prend part au flux du plateau en se mêlant aux danseur·se·s dans un dialogue tout en impulsion, en réactivité. Il produit des sons, des mélodies  accompagnées d’OMAX piloté par Benjamin. En effet, l’autre musicien live de TOUT-MOUN est Benjamin Lévy complice de Raphaël de longue date. Il a mis au point et développé au sein de l’IRCAM un instrument très particulier : le logiciel OMAX. Ce deuxième instrument traite en temps réel les salves d’improvisation captées du saxophone joué en direct par Raphaël. Avec OMAX, Benjamin réarrange, recompose, il joue avec les réitérations, les récurrences, les résurgences… La musique de Raphaël s’en trouve, augmentée, transformée.

L’espace sonore créolisé, varie également grâce aux déplacements du musicien et à la multidiffusion, accentuant la dimension immersive pour le spectateur.

Dès le début du projet, nous voulions faire entendre la voix si particulière, de par son tremblement, d’Édouard Glissant. Elle est donc présente à travers des extraits d’entretiens radiophoniques choisis pour révéler sa pensée visionnaire, porteuse d’un sens politique et poétique.

Pour la scénographie, vous avez opté pour de grandes surfaces fluides et légères, offrant un espace qui se structure et se déstructure par la mise en mouvement des corps, alternant les pleins et les vides, la saturation et l’épure. Ce dispositif fait penser à une jungle, une mangrove. Qui en a eu l’idée ?

Ce qui vous évoque la jungle correspond dans la pièce à ce moment d’immersion qu’on a appelé « cannes à sucre » ! Cette luxuriance de la végétation fait écho aux paysages de Martinique convoquée dans l’écriture de Glissant. Dans ces textes, on se rend compte de la place qu’occupe le paysage autant dans sa réflexion théorique que dans son écriture poétique. Pour lui, le paysage est un « personnage actif de la narration », un élément participatif et non simplement passif. Il était donc évident pour nous de faire exister au plateau cette dimension sous la forme d’images projetées.

Il y a plus de 2 ans, nous avions entamé des labos de recherche scénographiques convaincus que nous avons besoin de surfaces de projection qui devaient être mobiles, légères et translucides. Nous avons mis du temps pour trouver que ces surfaces seraient des voiles. Une fois les voiles trouvées, il a fallu concrétiser le dispositif scénique d’autant que nous ne souhaitions pas de projections frontales et que ce dispositif devait permettre de réagencer l’espace en l’imbriquant avec les circulations de la danse.

Quant aux images projetées, elles ont été réalisées au fur et à mesures par Eric et le scénographe-plasticien Stéphane Pauvret. Une collection de vidéos a été constituée à partir d’éléments tels que l’eau en mouvement, les braises du feu qui se dispersent, de la végétation prise dans le vent etc… Une fois projetées, ces images tendent vers une abstraction qui révèlent des strates de perceptions troublantes.   

Quel a été le processus de création : la partition chorégraphique a-t-elle été conçue de concert avec l’espace scénique parcouru de voiles, en même temps que les compositions de jazz ?

Nous savions que nous nous engagions dans un processus long et complexe. Notre enjeu était de mettre en correspondance, en relation tous les langages de la scène que nous avions réunis. Comme dit précédemment, dès que le dispositif scénique a été trouvé, on a invité les danseur.se.s à se familiariser avec ces grandes surfaces de tissus pour en faire des partenaires de jeu. Ainsi manipulées par les interprètes, les voiles font surgir des paysages changeants au sein et à travers desquels la danse s’élance dans des flux relationnels.

En amont des répétions du printemps 2023, nous avions organisé deux labos pluridisciplinaires où tous les protagonistes ont été réunis pour expérimenter des modes de dialogues, de correspondances entre les différents éléments.

Quand « tout » (sons/images/danse/lumière/costumes) s’est mis en mouvement en même temps créant de véritables précipités de possibles, on a senti l’équipe dans une excitation pleine de promesses ! Nous avons filmé tous ces premiers moments et enregistré les improvisations musicales qui allaient servir aux sessions de travail en l’absence des musiciens.

A postériori, on se rend compte que ces temps brefs d’urgence et d’intensité ont posé les bases des modes d’improvisations de la musique et de la danse. Par la suite, nous nous  sommes attachés à structurer, composer, sculpter les règles du jeu, les modes relationnels…travail qui nécessite beaucoup de temps et d’affinage! C’était passionnant.

La première de TOUT-MOUN aura lieu au festival biarrot Le Temps d’aimer la danse. Une anecdote sur ce festival auquel vous avez déjà participé, sur sa ville d’accueil ?

Nous sommes entrés en contact avec Sylvie Glissant pour lui parler de notre désir de faire entendre la voix d’Edouard Glissant dans le spectacle. Elle nous a très vite autorisé et au fil de la conversation en évoquant le festival et Biarritz, elle nous a révélé combien Edouard  aimait cette ville, celle de Bayonne où nous jouerons la première. Elle nous a révélé qu’ils se se rendaient tous deux régulièrement dans cette région. Cela nous a réjoui de découvrir ce lien insoupçonné qui est de fait un lien symbolique de plus…

La tournée de TOUT-MOUN débute symboliquement en Martinique. On imagine que les dates caribéennes vont avoir une saveur toute particulière. Avez-vous prévu quelque chose de particulier ?

Nous sommes très heureux que Manuel Césaire directeur de la Scène Nationale  TROPIQUES ATRIUM ait très vite réagi en nous invitant dans « l’île » de Glissant, là où tout a commencé. Bien entendu cela revêt, là encore, une dimension symbolique très forte. Il est prévu de nombreux temps de rencontre avec des habitants jeunes et moins jeunes pour  partager notre attachement à l’œuvre née dans ce « coin du monde si particulier».

Hormis cette création attendue, quels sont les grands rendez-vous de VIADANSE pour la saison ?

Cette saison démarre avec l’accueil des deux nouveaux artistes associés pour trois ans à VIADANSE : les chorégraphes Léo Lerus et Taoufik Izeddiou. L’un est installé en Guadeloupe et l’autre à Marrakech. Ils développent leur travail de création et transmission dans une dynamique d ‘aller-retour avec le territoire caribéen et marocain.

 Avec leur équipe, ils s’installent cet automne au CCN pour engager les répétions de leurs nouvelles créations, respectivement GOUNOUJ et Le monde en transe. Le public de VIADANSE sera convié à découvrir des étapes de ces pièces en cours prévues pour le printemps 2024.

Début novembre, un temps fort au féminin sera l’occasion de présenter La part des femmes : une traversée chorégraphique. Cette performance hybride est un alliage de fragments dansés, de vidéos d’archives et de récit/témoignage. Cette pièce traverse 5 de nos spectacles qui interroge les représentations du « féminin » dans nos sociétés et plus particulièrement dans le monde arabo-musulman. Cette performance portée par Héla et 2 danseuses de TOUT-MOUN propose au public un accès aux œuvres, à leur part cachée ainsi qu’un éclairage sur le contexte de leur émergence.

Elle sera suivie par un solo de la jeune chorégraphe marocaine Aïda Jamel et d ‘une conférence sur la place et le rôle des femmes dans l’histoire récente de la danse contemporaine.

Propos recueillis par Cédric Chaory

©Laurent Philippe

Plus d’informations sur TOUT-MOUN : TOUT-MOUN : VIADANSE

Plus d’informations sur Le Temps d’aimer la danse : Festival le Temps d’Aimer la danse – Biarritz (letempsdaimer.com)