Scappare – Mathilde Bonicel

"A travers la figure de chef.fe d’orchestre, j’avais envie d’explorer les notions de direction, ces enjeux, le fait de diriger et d’être dirigé.e, et plus largement, par quoi et comment nous sommes dirigé.es."

Rencontre à nouveau avec la jeune garde de la danse contemporaine rochelaise. Aujourd’hui Mathilde Bonicel qui signe un solo – SCAPPARE – en forme de petit cabaret pour femme-orchestre, aussi facétieux qu’intriguant. Que le rideau se lève sur une chorégraphe très inspirée.

Pour votre première pièce vous vous saisissez de la figure du chef d’orchestre. Au-delà de votre parcours dans la musique, qu’est-ce qui a retenu votre intérêt pour ce corps (de métier) ?

J’ai commencé à façonner ce solo en 2020. L’envie de travailler autour de l’expressivité du visage était très forte, se transformer en passant d’un masque à un autre, rassembler plusieurs caractères et les laisser jaillir dans une sorte de cabaret concert. Explorer les illusions optiques et sonores et venir complètement brouiller nos perceptions m’intéressaient également. Puis une vidéo vue quelques années auparavant m’est revenue en mémoire et a précisé mes intentions : celle de Léonard Bernstein qui dirige l’orchestre de la philarmonique de Vienne en 1983 sur le final de la symphonie en n°88 de Haydn avec son visage et principalement ses yeux. Les bras près du corps, il passe très vite d’un sourire complice à un froncement de sourcil accentué pour donner un départ, une nuance ou un caractère à l’orchestre.

La.le chef.fe d’orchestre monté.e sur son estrade, est en représentation totale, son corps entier est, et ne peut échapper. A travers la figure de chef.fe d’orchestre, j’avais envie d’explorer les notions de direction, ces enjeux, le fait de diriger et d’être dirigé.e, et plus largement, par quoi et comment nous sommes dirigé.es. J’étais également interpellée par les différents états qu’incarne un.e chef.fe : n’est-il.elle pas dépassé.e, voire transcendé.e, par les vibrations sonores, l’émotion, le groupe, la musique, et ainsi dépossédé.e de sa direction ? J’ai eu envie d’explorer ces différentes réflexions. 

Comment avez-vous appréhendé/étudié les postures du chef ?

À la genèse de ce premier solo, j’ai regardé beaucoup de vidéos de chef.fes d’orchestre, je voulais m’imprégner un maximum des différentes manières de diriger. J’avais aussi plusieurs souvenirs réels de direction côté scène et public. J’ai alors décortiqué chaque mouvement du maestro.a, son entrée, son salut, sa sorte, ses attitudes. Ses expressions et ses mains. Tout le rituel effectué lors d’un concert classique. J’ai commencé rapidement à composer une chorégraphie pour les yeux synchronisée avec une œuvre musicale. Je me suis entraînée à dissocier mes yeux, mes sourcils, mes paupières… puis progressivement chaque parte du visage, techniquement. J’ai également disséqué tous les sons environnants au concert, aux répétitions, les sons non voulus, les commentaires, les accords, les applaudissements, les respirations…

Je dis chef car rares sont les femmes à accéder à ce poste dans ce milieu. Un avis sur la question ?

Rien d’étonnant dans cette société encore très patriarcale, cela me révolte énormément. C’est une des professions les moins paritaires du secteur de la musique. Espérons que les choses progressent plus rapidement dans les prochaines années, pour que les femmes apparaissent tout  autant que les hommes. Au moment où j’ai commencé ce solo, en 2020, la cheffe d’orchestre Claire Gibault a créé La Maestra, concours réservé aux femmes, pour tenter de faire face aux inégalités. J’ai pu voir nombreux extraits de ce concours et j’ai été entre autres touchée par la cheffe Glass Marcano et sa sensibilité inspirante.

Le public a coutume de voir de dos le chef d’orchestre. Ici vous proposez un corps morcelé. Qu’est-ce qui a guidé un tel choix ?

J’ai commencé à travailler à la Chapelle St Vincent à La Rochelle, un petit espace qui a la particularité d’être équipé d’un rideau de scène. Assez intuitivement, j’ai commencé à jouer avec cet élément et il est rapidement devenu un partenaire de jeu. Jouer avec ce rideau m’a permis de réaliser des focus sur certains éléments, de faire apparaître certaines parties du corps et de rendre invisibles d’autres : des pieds, un corps sans tête, une tête flottante, etc. En m’inspirant notamment des œuvres de Hans Bellemer, j’ai exploré comment ces bribes de corps peuvent raconter, comment elles communiquent entre elles, et aussi comment des sons peuvent s’inviter en s’associant ou pas à l’image. En ne montrant que des morceaux de corps, on déjoue les perceptions, et altère les échelles et cela me plaît.

SCAPPARE propose une danse très expressive, quasi-théâtrale, qui fait la part belle à l’humour. On songe au cabaret, au cinéma burlesque. Qu’est-ce qui vous interpelle dans ces univers ?

Dans le cinéma burlesque, je suis touchée par le personnage qui perd le fil, par la poésie et la fragilité qui jaillit d’une situation grotesque et comique. Le côté irrévérencieux, absurde et irrationnel qu’engage cet univers m’inspire beaucoup. Ce qui me plaît dans le burlesque ça peut aussi être : essayer de faire quelque chose qu’on ne sait pas faire, quelque chose qui chute, qui se casse, qui perd le contrôle, tout en permettant
aux imaginaires une grande liberté je crois.

A la toute fin énigmatique – voire dramatique – du solo, on voit votre personnage s’en aller vers un ailleurs. SCAPPARE pour s’échapper donc… mais de quoi ?

Le mot Scappare vient du latin excappare et signifie quitter la chape, s’échapper. Il y a d’abord un lien avec la musique et notamment la fugue. Je me suis appuyée sur ce principe de composition, c’est-à-dire un thème qui se décline, et qui donne à l’auditeur la sensation de toujours fuir. Puis, dans la deuxième parte du solo, j’avais envie de travailler sur la perte de contrôle, le lâcher prise et d’une certaine manière, donner un autre regard sur la direction. Il y a quelque chose de plus onirique et une rupture avec la première parte. Quelque chose échappe à mon personnage. Comme une grande chape dont il faudrait s’extraire, le rideau qui sépare la scène du public permet aussi de cacher, de dévoiler. Parfois je joue avec l’idée que tous mes mouvements sont dirigés par le rideau. La scénographie est un espace avec plusieurs couches, comme une sorte de poupée gigogne, ou comme dans Alice aux pays des merveilles, qui se retrouve toujours face à des portes de plus en plus petites, une sorte de mise en abyme. Et c’est aussi un espace pensé en miroir, questionnant la réelle place du public et celle de la scène. Quand, à la fin, mon personnage s’en va vers un ailleurs, j’imagine qu’il entre sur une scène imaginaire de l’autre côté du rideau et que le concert va enfin commencer.

J’ai assisté à votre première à La Maline. Dans le public, il y avait peu d’enfants. Or SCAPPARE est une pièce jeune public. Comment ce public reçoit-il votre solo ?

SCAPPARE est une pièce tout public. Je n’ai pas eu la volonté de créer un spectacle dédié seulement à une partie de la population mais au contraire au plus grand nombre. Je ne me sens pas à l’aise avec l’idée de créer pour un public spécifique. 

Flora Détraz est un des regards extérieurs de la pièce, vous êtes également danseuse dans ses productions. Qu’avez-vous retenu de vos formations et parcours d’interprète auprès des différentes compagnies traversées ? 

J’ai suivi le parcours « De l’interprète à l’auteur » au CCN de Rillieux-la-pape dirigé par Maguy Marin à l’époque, durant lequel j’ai eu la chance de rencontrer différents.es artistes et professeurs qui m’ont ouvert les yeux. Nous avions des cours de philosophie, de théâtre, de chant, d’écriture, d’anthropologie, de danse, etc., et c’est là que mes fondations prennent leurs racines. J’ai également suivi une formation à l’espace Forum Dança à Lisbonne où j’ai rencontré des artistes importants tels que Sofia Dias et Vitor Roriz, Lia Rodrigues, etc. En parallèle, j’ai amorcé un travail vocal depuis plus de dix ans, en passant par le conservatoire, puis dans un chœur. La voix me permet de décupler les possibilités créatrices en ouvrant des terrains de jeu très excitants et en me donnant la sensation d’une danse plus épaisse, avec plus de profondeur. Chanter c’est vibrer et faire vibrer. Ou rentrer en résonnance. Vibrer c’est être en mouvement, être en équilibre instable. C’est aussi ressentir une émotion ou plusieurs. La voix est une manière de me connecter profondément à mon intérieur, à l’espace, aux autres. Me laisser traverser par les vibrations sonores m’apporte vulnérabilité et disponibilité, et cet état anime et motive ma recherche artistique. Puis, j’ai commencé à travailler au sein de la compagnie PLI dirigée par Flora Détraz que j’ai rencontrée durant ma première formation. Toutes les expériences faites lors des créations avec Flora (Muyte Maker et Glo6s) m’ont beaucoup nourrie. J’ai aussi beaucoup appris en travaillant avec les chorégraphes Jonas Lopes et Lander Patrick sur la création Lento e Largo. Difficile de citer toutes les expériences importantes/impactantes dans mon parcours, ne le sont-elles pas toutes ? Il me semble aussi que ce que je retiens est parfois au-delà du dicible, et que les mots réduisent mes sensations/expériences.

Votre compagnie est installée à La Rochelle. Un petit mot sur cette terre de danse ?

La structure HUM est effectivement installée à La Rochelle et soutenue par celle-ci. Pour cette première création, HUM a été particulièrement accompagnée et soutenue par le CDCN La Manufacture La Rochelle – Bordeaux. Localement, nous avons également été soutenu par le théâtre L’Horizon. En arrivant, il y a environ quinze ans, j’ai eu la chance de rencontrer Régine Chopinot (qui était à la direction du CCN ndlr), et d’apprendre à ses côtés, ainsi qu’avec les danseurs.ses qui travaillaient avec elle, comme Virginie Garcia et Frédéric Werlé. Cette connexion a été très enrichissante et motivante dans mon parcours. Aujourd’hui, je me sens chanceuse d’habiter ici et de bénéficier de beaux lieux porteurs de
danse avec La Manufacture – CDCN et le CCN Mille Plateaux.

Propos recueillis par Cédric Chaory

©Pierre Planchenault 

Prochainement : SCAPPARE au CCN de Tours (Volapuk) le 7 octobre à 13h30 et 17h30