Carole Bordes

Conter Mattox

Il est le père fondateur de la danse modern jazz et d’une technique d’enseignement très particulière qu’il appelait freestyle. L’américain Matt Mattox revient sur le devant de la scène à travers le duo Matt & Moi de la chorégraphe Carole Bordes. Dans cet entretien, elle explique ce lien si fort qui la lie à Matt et à cette danse modern’jazz, parmi les plus pratiquées par les amateur-es.

Actuellement vous présentez votre nouvelle création Matt & Moi mais vous êtes également à l’origine d’un documentaire, de work shop et de conférences autour du chorégraphe Matt Mattox. Quelle est votre histoire avec ce pédagogue américain ?

Cette histoire a commencé un peu malgré moi, je dois dire. Enfant, j’ai démarré la danse par le classique et le modern jazz. Comme tous les enfants des 80/90’s, j’ai appris le jazz via des professeurs qui étaient des descendants de descendants de Mattox. Je pense à Sylvie Duchesne, Sadok Khechana, Raza Hammadi. Puis j’ai rencontré Matt à l’âge de 14 ans via des stages. Durant toute mon adolescence, j’aurai pu être fan d’autres univers chorégraphiques mais j’adorais celui de Matt. Ces cours alliaient puissance, dépassement de soi, défi … Toute cette effervescence, ces tours et ces sauts me grisaient. J’étais très timide et c’était infiniment libératoire.

Une fois mon diplôme d’état obtenu, Matt m’a donné l’autorisation d’enseigner sa méthode. En parallèle je dansais dans plusieurs compagnies de danse jazz (Géraldine Armstrong, Ballet Jazz Art …) et puis s’est ouverte la porte de la danse contemporaine, un univers totalement nouveau pour moi. Je me suis rendue compte qu’il n’était pas si simple d’intégrer ce milieu quand vous veniez du jazz. Du coup, j’ai caché d’où je venais, effacé le mot jazz de mon CV et me suis adaptée physiquement. Exit les accents, tout ce qui fait jazz. J’ai alors beaucoup expérimenté, suis sortie de ma zone de confort … suis allé bien souvent à l’opposé du jazz. Toujours avec cette honte d’en venir.

A Royaumont, en 2015, j’ai participé à Prototype III un stage destiné aux jeunes chorégraphes à l’initiative d’Hervé Robbe. Un jour, Jean-Christophe Paré est venu enseigner et nous parler du « geste fondateur ». Il me demande quel est le mien : je ne pouvais plus mentir. Cela a été le déclic : ce jour-là j’ai réussi à réunir ces deux mondes que j’ai séparé pendant des années.

Et du coup est venue l’envie de parler du jazz, de Mattox ?

C’est-à-dire que je commençais à récupérer des archives sur le chorégraphe puis avec mon administratrice on voit qu’il existe une aide au patrimoine et à la recherche en danse proposée par le Centre National de la danse. On formule alors une demande car j’avais cette envie de gratter l’histoire, de changer aussi le regard qu’on porte sur Matt. En tant que danseuse et chorégraphe, je voulais réhabiliter son univers tout en proposant un regard neuf sur ce qui le constitue.

Nous avons obtenu l’aide et a débuté pour moi deux années passionnantes. Je me suis découverte une âme de détective, retrouvant des archives à Salt Lake City, à Oslo, en Italie. Toutes ces archives seront prochainement en ligne car j’estime que le travail de Mattox est peu connu, très caricaturé, autant adoré que malmené. Bien souvent par des professeurs qui enseignaient de manière fantaisiste sa méthode. Je me suis rendu compte que je ne connaissais qu’une toute partie du travail de Matt. J’ai ainsi découvert l’essence de sa gestuelle précurseure. Ses origines sont riches et métissées : claquettes, danses modern et indiennes venues de Jack Cole. Avec Sylvie Duchesne – notatrice Laban – j’ai analysé cette gestuelle.

Il m’a fallu comprendre pourquoi la méthode a été autant suivie … que détestée. J’ai interviewé une quarantaine de personnes dont Larrio Ekson et Joseph Russilo mais aussi des danseurs londoniens de toute époque et chorégraphes contemporains de Mattox mais qui ne le côtoyaient pas. Il m’a fallu me détacher de cette notion de maître, de cette sacralisation qui a sans doute un peu figé sa méthode pour mieux en comprendre les ressorts et l’importance. J’ai aimé cette exigence de neutralité, de ne pas avoir d’affects dans cette recherche … mais après ces années de recherche, je bouillonnais d’envie de retrouver la scène et d’y questionner Mattox.

Avant de nous parler de Matt & Moi, revenons sur les termes « honte », « figé » que vous venez d’employer. Comment expliquez-vous ce malaise autour de la danse jazz en France. Son invisibilité sur les scènes françaises voire le manque d’audace créative qu’on lui reproche souvent …

Ce serait dur d’expliquer pourquoi la danse jazz est si peu diffusée sur les scènes françaises alors même qu’elle est une des disciplines de danse les plus enseignées. Raza Hammadi a essayé d’insuffler cette modernité dont vous parlez et ses pièces connaissent encore aujourd’hui le succès à l’étranger (Hongrie, etc.). Pour avoir dansé dans ces compagnies de jazz, je sais que la notion de répertoire est très importante et je la trouve tout à fait légitime. Il faut que le répertoire vive. Après lorsqu’un chorégraphe trouve son identité, sa patte, il la travaille, la polit. Donc les chorégraphes qui ont aujourd’hui la soixantaine ou 70 ans poursuivent leur propre recherche et je n’ai non plus l’impression qu’un Jean-Claude Gallotta ou une Karine Saporta – avec qui j’ai travaillé – se renouvellent radicalement aujourd’hui. Par contre que la jeune génération ne cherche pas à renouveler le jazz, là ça me pose question.

Et puis les théâtres et Institutions avaient-elles envie que la danse jazz soit sur les scènes à l’orée des années 80 ? A priori non. La danse contemporaine a été préférée et c’est tant mieux pour elle car elle a insufflé un vrai renouveau à la danse française. Le jazz a été relégué à la télé, au cabaret. L’histoire est inscrite ainsi. Je ne suis pas dans le passé et c’est d’ailleurs ce qui m’a éloigné de la danse jazz. Je ne souhaitais pas être une artiste aigrie avec ces questionnements-là.

Aujourd’hui on revient aux mouvements, à la virtuosité. Le jazz est une danse populaire, une pratique quotidienne pour les amateur-es. Pour la génération actuelle d’artistes interprètes, le jazz n’est plus un gros mot. Ils prennent tout ce qu’il y a prendre. Partout, d’où que ça vienne. Je le vois lors de mes trainings que je donne au CND, à Micadanses, dans les Conservatoires. Les contemporains et les classiques viennent sans problème. Il faut dire aussi que j’amène ce jazz via des impros, des principes d’imprégnation. Je ne suis plus dans un cours ultra-formel.

Matt & Moi donc … comment avez-vous articulé le passage de la « recherche » au plateau ?

Après ma longue période de recherche, j’avais une vraie envie de retourner en studio. Y faire ma tambouille avec mon corps et mes envies d’aujourd’hui, ma mémoire de Matt, forte de tous les matériaux que j’avais aussi ingurgités ces deux dernières années. En tant que danseuse et chorégraphe, je n’étais plus dans une recherche formelle mais plus dans l’état de corps, d’incarner comment le mouvement est habité. Ce qui n’est pas nécessairement dissociable de Mattox d’ailleurs. Je me suis alors enfermée en studio ; j’ai repris les exercices de Matt, à différentes époques pour en sortir les grands principes. J’ai conscientisé le travail que j’effectuais depuis des années pour garder l’essence de sa technique et l’ai matinée avec ma recherche formelle actuelle.

A la suite de cette recherche gestuelle s’est greffé un travail autour de la musicalité. Je souhaitais travailler avec un batteur qui ne connaissait pas la danse. Royaumont m’a présenté Samuel Ber, un musicien virtuose. Durant 5 jours d’improvisations et d’échanges s’est dessiné un rapport danse/musique très fort, un vrai duo. Matt & Moi c’est un jeu, un défi perpétuel. On se pousse, on se cherche, on joue.

Enfin il fallait que ça parle. J’ai mis du temps à l’accepter mais c’était le meilleur moyen de raconter l’histoire de Matt, de faire écho avec le public, danseur ou pas, jazzeux ou pas. Je raconte donc de vraies anecdotes, avec la présence discrète de Matt via la projection d’archives retravaillées, poétisées.

On note la présence de Jean Gaudin, comme regard extérieur. Comment l’avez-vous rencontré ?

J’ai rencontré Jean en 2016. Je ne peux oublier la date car c’était le soir du Bataclan, en novembre. J’étais sur une scène ouverte pour présenter les prémices de mon solo R pour Résistance autour de la notion de résistance chez Deleuze. Trois chorégraphes me faisaient des retours sur le solo. Jean m’a posé 3 questions en me disant tout de go « rassure-toi je n’ai pas la réponse à ces questions … ». A partir de là, je me suis dit : lui, je vais l’apprécier. Nous nous ne sommes plus quittés depuis. Il m’a coaché sur mes créations R pour résistance et L’élan naïf car je ne supporte plus d’être seule en studio. J’aime qu’on me questionne. Jean a cette intelligence du regard sans mettre sa patte à lui. Il m’est précieux.

Dans le teaser de Matt & Moi vous dîtes l’énigmatique « Après je peux comprendre c’est particulier le jazz … » Qu’est-ce à dire ?

Oh dois-je déjà vous en dire plus sur la pièce ? Je préfère que vous découvriez sur scène Matt & Moi. En fait cette pièce questionne aussi toute une époque –  celle où j’ai découvert le jazz – Il y avait les tenues fluos, les sempiternels grands battements. C’était mode, léger, stylé 80’s. Les modes se font et se défont et qui sait si cette légèreté, ces diagonales de grands battements ne seront pas à nouveau ultra-tendance dans quelques mois ?

Propos recueillis par Cédric Chaory

©CieEmoi

Matt et Moi  : L’Horizon – La Rochelle (17) > 27 janvier; Centre départemental de Rasteau (84) en partenariat avec le Festival Les Hivernales CDCN d’Avignon (84) > 4 février; MAC de Sallaumines (62) > 23 et 25 mars; Collectif 12 – Mantes la Jolie (78) > 24 mars; Les Passerelles – Pontault Combault (77) > 15 avril; Festival Camargo – l’Haye-les-Roses (94) > juin (en cours); Points Communs – Scène Nationale Théâtre 95 Cergy (95) > 9 juin

Conférence Danser Mattox : Festival Les Hivernales CDCN d’Avignon (84) > 1er février; MAC de Sallaumines (62) > 22 mars; CRR de Cergy et CRD d’Argenteuil (95) > 1er avril

Carole Bordes – Compagnie Émoi – Danse / Dance / Tanz / Dansa (compagnie-emoi.net)