Noé Soulier

Vous deviez présenter hier soir à La Rochelle dans le cadre du festival MM : Faits et gestes, pièce emblématique de votre répertoire de 2016. Un imprévu vous en a empêché. Pouvez-vous cependant nous présenter cette pièce ?

Effectivement mes danseurs et moi-même devions proposer en effet une version quadri-frontale de Faits et Gestes à la Chapelle Saint-Vincent. Une reconfiguration assez aisée car la plupart de ses sections de cette pièce sont en partie improvisées, tout au moins leur espace. Les phrases de mouvements sont écrites mais la manière de les agencer temporairement et spatialement est, elle, ouverte à la spontanéité du groupe. Les  4 soli sont écrits mais, entourés du public, les interprètes peuvent se permettre d’en changer les directions, les faces.

La pièce propose deux vocabulaires de mouvement : des actions motivées par des buts pratiques (frapper, lancer, éviter) mais où on introduit à chaque fois une distorsion. Par exemple, les objets visés ne sont pas présents … Résultat, le danseur garde précisément en tête cette idée de frapper, lancer, éviter avec la qualité de mouvement que ça génère mais de l’extérieur on ne le voit pas comme une pantomime. On le voit comme une séquence de mouvements sans se dire « Tiens, là il est en train de frapper, de lancer, etc. ». La qualité de ces mouvements suscités par ces actions pratiques n’apparaîtrait pas, je crois, si nous en apercevions leur but. Nous serions dans un autre regard mais le fait de désamorcer la reconnaissance du but, ça permet de voir autre chose.

Le second vocabulaire sont des gestes, partis de phrases de mouvement existant. On a essayé de trouver différentes manières de les écrire par des gestes comme la monstration des partis du corps impliquées dans une série de gestes : en pointant du doigt, en caressant la partie du corps, en montrant la structure spatiale, en donnant à voir la sensation dans le corps que produit le geste. Il y a en fait mille manières de montrer et d’indiquer. L’idée derrière ce vocabulaire est de dire que le geste qui essaye de donner à voir par le mouvement ce que l’on éprouve dans un autre mouvement est parfois encore plus riche que le mouvement d’origine. Ce geste-là m’apparaît plus poétique, plus suggestif, grâce à son réseau de ressenti, de souvenir physique ou psychique, de pensée.

Les duos et les solos sont donc écrits et tout le reste est en partie improvisé. Au préalable de ces improvisations ont été décidées le nombre de danseurs, le type de phrase et le nombre de phrases différentes. On peut adapter ce procédé à tous types d’espace, comme celui de la Chapelle Saint-Vincent où nous avons dansé à 360°, car on improvise en fonction de l’espace dont on dispose.

Ce qui m’intéresse dans cette approche de la composition de Faits et gestes c’est qu’on a à la fois quelque chose de très clair et lisible car les mouvements sont écrits mais notre organisation générée par cette improvisation est beaucoup plus complexe, plus organique. Cela aboutit une composition décentralisée, créée par les interactions des interprètes partageant un langage commun. Ce dispositif permet de faire émerger des structures chorégraphiques auxquelles on n’aurait pas pensé. C’est une manière très indirecte de chorégraphier finalement comme si on était derrière une table de mixage en train de jouer avec différents curseurs et que suivant la manière dont ajuste ces curseurs ça génère différents d’états sur scène.

Quand a débuté votre intérêt pour la facture du mouvement ?

Depuis longtemps en fait. Mon parcours est composé d’un long cursus en danse classique suivi d’une formation à PARTS. Au fond, j’avais très peu pratiqué la danse contemporaine lors de mon arrivée à Bruxelles. Je me souviens y avoir rapidement appris la partition de Set and Rest de Trisha Brown. Venant de la danse classique, sa phrase de base ne me posait pas de difficultés immédiatement identifiables. Je pouvais faire à peu près tous les mouvements mais concernant la qualité de mouvement à obtenir, ce fut bien plus compliqué.

Cette recherche de la qualité de mouvement – alors nouvelle pour moi – m’a fait prendre conscience que la danse classique – en schématisant – a une approche très géométrique du mouvement. Schématiquement toujours, chez Trisha Brown, avec sa technique du release, le mouvement est pensé en terme de force mécanique (inertie, gravité). Il possède une toute autre qualité que l’approche géométrique ne saurait reproduire. Le fait d’être confronté, sans réelle transition, sans avoir abordé la danse moderne, à ces techniques des années 70 m’a fait prendre conscience de la pluralité de manières d’aborder le mouvement qui sont implicites dans les pratiques chorégraphiques. De la difficulté de les nommer, de les décrypter alors que c’est ce qu’il y a de plus important.

Quant un chorégraphe parvient à définir un nouveau vocabulaire, cela ne consiste pas à inventer des nouveaux mouvements mais plus à inventer une nouvelle manière d’aborder tous les mouvements. De les vivre, regarder, éprouver. La difficulté c’est que quand on est dans une de ces approches-là, on n’en est pas conscient. Comme quand je vous parle français, cette langue m’offre une manière d’articuler le monde – différente du mandarin, de l’anglais – mais je n’ai pas du tout conscience de ce que le français fait à manière de penser au moment où je vous parle. En danse, c’est pareil, on est dans une approche du mouvement et on ne se rend pas compte que celle-ci n’est pas universelle. Elle n’est pas l’approche générale du mouvement mais elle  est définie historiquement, culturellement déterminée. Elle est partielle.

À partir de ce constat, je me suis beaucoup intéressé aux différentes manières d’éprouver un mouvement, qui sont à la fois des manières de les percevoir, de les concevoir et des manières d’agir sur son propre corps. Je me suis mis à enquêter puis à expliciter et enfin à me demander ce que moi je pouvais proposer, quelle manière d’éprouver le mouvement je peux arriver à partager.

Ça peut sembler très théorique mais c’est en fait très corporel. Dans mon cas, cette idée de travailler avec des actions, des buts pratiques, c’était un peu en réaction aux vocabulaires de Brown, Forsythe, Keersmaeker. Tous différents qu’ils soient ils ont en commun cette économie de moyen, de fluidité, d’évitement de la tension et contraction pour trouver une certaine aisance. Moi j’ai eu envie de réintroduire et réinterroger la place de l’explosivité, de l’impact, de la contraction. Cela fait partie importante de notre corps cette intensité de la dépense et j’ai voulu me reconnecter à cette dimension là du mouvement.

Le fruit de votre recherche a abouti à la publication de votre ouvrage Actions, mouvements et gestes. Vous dîtes aussi que votre langage qui n’est pas abouti. Qu’il est en perpétuelle construction. Quels sont vos axes de travail actuellement ?

Quand nous avons commencé à travailler sur cette séquence de mouvements, ce fut très dur à appréhender. Nous construisions des phrases pas à pas, c’était comme poser une à une des touches sur un piano et puis au fil des années de pratiques c’est devenu plus fluide, intégré. La composition des débuts était aussi très planifiée, progressive. Aujourd’hui j’ai changé d’approche car je trouvais que mes compositions étaient trop carrées, symétriques et pas vraiment en adéquation avec mon vocabulaire chorégraphique. Je cherche toujours des manières de décentraliser la composition, de réintroduire de la spontanéité dans celle-ci. De trouver une manière de fixer la spontanéité.

Depuis Faits et gestes, j’aborde la musique de la même manière que le mouvement. Pour les pièces Second Quartet et Les Vagues, on a crée la musique avec deux percussionnistes de l’ensemble Iktus. On a cherché à définir des gestes sonores pour chaque phrase du mouvement. À définir tous les types de liens que l’on peut établir non pas entre un son et un mouvement mais entre une phrase musicale et une phrase chorégraphique. À la suite de ça, on s’est ensuite greffés sur la composition décentralisée qui a été générée par impro pour créer la musique. On pourra croire que dans Les vagues est une pièce pour 6 danseurs et 2 musiciens mais c’est en fait un octuor  … comme de la musique-danse de chambre.

Depuis Les Vagues, nos récentes semaines de recherches avec les musiciens nous ont amené à cette idée de ne pas partir de la danse mais plutôt de ces gestes sonores en se demandant ce que peut ça dire musicalement l’action de frapper, lancer, éviter, se préparer … Là encore il y a mille manières d’aborder ce geste sonore qui n’est pas pensé en terme d’harmonie, de rythmes, de mélodies, d’instrumentation …

Faits et gestes fait, lui, appel à la musique baroque. Pourquoi Bach et Froberger ?

Cette période de la musique baroque est intéressante car elle ne présente aucune pulsation. Notamment les lamentations de Froberger qui sont non-mesurées, ce qui est moderne pour l’époque. Le temps est laissé à l’initiative de l’interprète, de la même manière que l’espace l’est pour le danseur dans Faits et gestes. Cette musique est très ouverte. À l’origine, ces musiques ont pour ambition de créer une rhétorique, étant écrites à l’occasion de la mort de quelqu’un. Elles offrent un discours musical construit avec des figures de styles, ponctuation, des figures qui ont un sens. Dans la musique de Bach c’est très présent.

Faits et gestes ne recherche pas la synchronicité danse-musique, ni que les notes de Bach créent une atmosphère. Et quand bien même sa musique jouée en live appartient à une autre époque, elle a clairement des buts et principes communs avec mon vocabulaire chorégraphique.

Vous avez dit souhaiter « que rien ne se met au travers de la tension au mouvement » refusant toute notion de spectaculaire, de théâtralité. Peut-on dire que vous êtes un post-moderniste du XXIème ?

J’ai traversé beaucoup de répertoire et je trouve incroyablement inspirante la période 60-70 dans la danse, pas tant dans son refus du spectaculaire, mais plus dans son explosion d’exploration de manière d’aborder le mouvement. Par des tâches chez Yvonne Rainer, par l’anatomie chez Anna Halprin, par le contact-improvisation de Steve Paxton … il y avait une vraie émulation, une inventivité incroyable. Clairement je me sens dans l’héritage de ça mais je suis aussi marqué par les structures compositionnelles de Marius Petipa, de George Balanchine ou William Forsythe : elles me sont chères. La digestion de cet héritage me nourrit aujourd’hui, forcément.

Toute cette histoire de l’évolution des manières d’aborder le mouvement m’intéresse. Je suis passionné par le médium du mouvement, par son histoire et par le fait de rentrer dedans et de se dire : mais comment est-ce qu’on peut aujourd’hui à innover à cet endroit-là ?

Depuis juillet 2020, vous êtes à la direction du CDCN d’Angers. Vous avez déclaré que « La formation du CNDC doit permettre aux élèves de trouver leur identité. » Quid alors de son enseignement ?

Nous préparons une nouvelle maquette pour septembre prochain qui contiendra 4 pôles. Il y a un premier axe qui regroupe les techniques et pratiques corporelles dont nous venons de parler en partie. On démarre à partir du mouvement post-modern et déroulons jusqu’à aujourd’hui. Les étudiants exploreront également les techniques somatiques, les arts martiaux, la méthode Forsythe, les techniques de sol développé dans les 90’s tout comme l’explosion des techniques de danse (hip hop, voguing, house). Ousmane Sy qui vient de la house est intervenu récemment à Angers, non pas pour en enseigner les bases mais pour partager avec nos étudiants ce qu’il en fait. Nous accueillons prochainement le breakeur Rubber Legz – vu récemment chez Forsythe dans A Quiet Evening of Dance  et Bruno Beltrao.

Une autre dimension est dévouée à la composition. J’ai souvent trouver insatisfaisants les ateliers de composition où on donne des outils aux étudiants qui pourraient enrichir la manière de faire des pièces. Moi je préfère étudier des pièces et leurs démarches car il faut comprendre en profondeur l’histoire de la composition chorégraphique … mais pas seulement : on ne peut pas vraiment comprendre ce qui se passe chez Lucinda Childs si on n’étudie pas Steve Reich et Philipp Glass. L’idée est que les étudiants aient des outils compositionnels non pas pour les reproduire mais pour les faire réagir, se questionner. Faire murir leur réflexion sur les artistes qu’ils veulent être.

S’ajoute aussi une dimension théorique, non pas comme une introduction à des disciplines telles la socio, l’histoire de l’art, la philo mais plus dans l’idée d’identifier un certain nombre de questions urgentes ou très présentes dans le monde chorégraphique contemporain. Je pense au rapport de l’art au pouvoir, au genre, au post-colonialisme, à son propre financement, etc. Comment on réfléchit à partir de ça. Nous proposerons des travaux à la fois artistiques et des travaux plus théoriques. Il ne faut pas penser la théorie comme ce qui permet d’expliquer l’art mais penser comment l’art et les différentes disciplines théoriques, en dialogue, nous aident à enrichir la compréhension d’un problème.

Enfin dernière dimension : celle du contexte. Nous ne formerons pas à Angers soit des interprètes, soit des chorégraphes, soit des pédagogues. On ne prédétermine pas du tout. Nos étudiants seront des artistes-chorégraphiques et on laisse cela complètement ouvert. C’est à eux de faire leur chemin … tout est devenu tellement poreux de toute façon. Je souhaite cependant que les élèves réfléchissent intensément à leur art, à quel artiste ils veulent être et comment ils se positionnent par rapport à ça. Les questions de la diffusion de leur œuvre à venir, de la médiatisation doivent être pensé. Globalement et dès leur arrivée à Angers… 

Voilà, nous travaillerons sur des questions fondamentales : comment on vit le mouvement, comment on structure les évènements dans le temps et l’espace, comment on aborde les questions philosophico-socio-politiques de notre époque et comment on pense le contexte de diffusion des œuvres.

Propos recueillis par Cédric Chaory