Une soirée avec Forsythe – Compania nacional de danza

Le frisson Forsythe par la Compañia Nacional de Danza

Chorégraphe international, William Forsythe a marqué le XXe siècle par son approche duale du ballet classique. Entre prolongation et déconstruction. La Compañia Nacional de Danza, qui avait enchanté le public rochelais avec son Carmen, lui rend un hommage en trois temps, le temps d’Une soirée avec Forsythe qu’on ne peut décemment décliner.

Au son du dernier mouvement de la Symphonie n°9 de Schubert, The Vertiginous Thrill of Exactitude déploie tout l’arsenal du répertoire du ballet classique: tutu, pointes, virtuosité et lyrisme, ainsi que le panel des interactions entre danseurs. Ici, ils sont cinq : trois danseuses et deux danseurs embarqués dans une démonstration étonnante de la technique classique dans sa forme la plus pure, telle qu’elle est utilisée par Forsythe – comme point de départ de tous les  possibles chorégraphiques – distillée dans sa forme la plus brillante et la plus fluide.

Hommage affectueux à Petipa et à Balanchine, jouant de leurs codes, de leurs structures compositionnelles (solos entrecoupés de duos puis trios et mouvements de groupe), de leur précision et de leur travail d’allegro, The Vertiginous Thrill of Exactitude  met clairement en valeur le danseur et sa capacité à transformer la difficulté technique en maîtrise et en contrôle, incarnation d’une tradition de la danse. À ce jeu-là, Cristina Casa, Rebecca Connor, Helena Balla, Anthony Pina et Alessandro Riga sont parfaits.

S’ensuit Artifact Suite, version condensée du ballet Artifact. Créée en 2004 par le Scottish Ballet, cette œuvre de 45 minutes est basée sur les trois sections du ballet original de 1984 : les parties 1, 2 et 3. Au fil du temps, cette version condensée a acquis sa propre vie en tant qu’œuvre abstraite qui distille les principes du ballet classique pour les transformer en un événement hypnotique. Au son de la Chaconne, Partita n ° 2 de Bach et sur un sublime double pas de deux, encadré par 30 danseurs du corps de ballet s’ouvre la pièce. Sortant de manière inattendue des rangées symétriques des interprètes qui bordent les côtés et l’arrière de la scène, deux couples exécutent une danse d’une beauté à couper le souffle, pleine d’extensions déséquilibrées et de changements de poids inattendus. Ces pas de deux dramatiques, élaborent et développent de manière virtuose les positions et les schémas formels du ballet, mais cette tradition – et nos attentes – est brusquement altérée par le soudain abaissement du rideau au milieu de la scène, pour ensuite renaître sur une vision renouvelée de la beauté.

La deuxième partie de Artifact Suite est accompagnée d’une pièce pour piano dont les lignes sonores répétitives et urgentes mettent en valeur l’image du corps de la danse en tant que machine complexe, presque martiale. Subjugué par cet ode au ballet, le public a ovationné Artifact Suite. Avec le pouvoir visuel de ses ensembles, l’insolente technique de ses danseurs principaux, la puissance de la musique, il est un hit assuré sans faille par la quasi-totalité, sur scène, du corps de ballet national espagnol.

La soirée se clôt avec Enemy in the Figure, poème sombre et intriguant sur la vision et la perception, la forme et le chaos. Ses onze danseurs agissent comme s’ils étaient observés au microscope. Nerveux et indépendants, ils entrent et sortent de l’ombre projetée par un immense projecteur, leur corps contraste avec un environnement saturé de technologie. En utilisant un écran scintillant situé sur la diagonale de la scène, une ficelle propulsée par le sol comme si elle indiquait des niveaux d’énergie ou des messages secrets, plusieurs projecteurs sur roues manipulés par les danseurs et un tic-tac. Au son de l’inquiétante partition de Thom Willems, enfilant les costumes dont les bords superposés tombent sur leurs justaucorps blancs ou noirs, les danseurs sortent soudainement et disparaissent dans l’obscurité comme des éruptions de l’inconscient. Leurs corps apparaissent comme des instruments polyphoniques capables de créer un mouvement de n’importe quel point. Les jambes et les bras développent des formes angulaires et déconnectées, inscrivant la géométrie compulsive comme s’ils révolutionnaient contre leurs propres ombres cinétiques, générant des chaînes infinies de mouvements dans une scène soudainement vide. Dans un univers qui alterne calme et exaltation, Enemy In The Figure présente un poème de mystère et d’urgence, d’isolement et de connexion, le mécanique et l’humain: la danse comme moyen de possibilités infinies.

Cédric Chaory

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