« Comment ça va avec la douleur ? »
Dans le cadre de la 19ème Biennale de danse du Val de Marne, Qudus Onikeku, jeune chorégraphe nigérian diplômé des Arts du Cirque, présentait pour la première fois en France, sa dernière création We almost Forgot.
Au lointain un mur tapissé de vieilles toiles de jute. Le plateau est jonché de feuilles mortes. Les éléments de décor traduisent le temps passé, et révèlent une certaine sécheresse des matières organiques. Une vie est-elle possible au sein de cet environnement ? Tout est sec et pourtant grâce aux lumières de la chaleur se dégage de ce plateau. A jardin, en avant scène, apparaît alors une danseuse. Pliée en deux, les jambes écartées bien ancrées dans le sol, elle déploie ces bras vers l’extérieur comme pour toucher le ciel tandis que son buste reste tourné vers la terre. Petit à petit, accompagnée par les notes tout aussi majestueuses que frénétiques d’un violoncelle (la bande son est agréablement envoutante), elle se redresse pour atteindre la verticalité. La ferveur avec laquelle elle s’applique à rester débout jusqu’à retrouver le repos et l’immobilité est exceptionnelle. La première scène de We almost forgot, ne laisse pas indifférent. Le spectateur est immédiatement plongé dans une forme d’intranquillité qui n’aura de cesse de le bousculer tout au long du spectacle.
Qudus Onikeku réunit ici six danseurs et une conteuse (tous originaires de différents pays africains) pour tisser les fils peut-être cicatrisants, mais rien n’est moins sûr, de blessures profondes. De ces blessures qui marquent à jamais une vie d’enfant, d’adulte. Dans We almost forgot, il est question de viol, de maisons brûlées, de guerres, de personnes déplacées par la violence de leur prochain.
Comment aborder de telles souffrances, de tels traumatismes ? Quand les mots ne sortent plus, les corps prennent-ils le relais pour dire l’indicible ? Comment la douleur s’inscrit-elle dans les corps ? Sur quelles mémoires agit-elle ? Le corps possède à la fois la capacité d’enfouir les traumas comme de les exhorter. Qudus Onikeku ne s’arrange pas de ces blessures et dissèque avec fureur les traces qu’elles laissent dans les corps. Quelque soit le traumatisme subit le corps garde d’une manière ou d’une autre son empreinte. Il en va de la survie de chacun de le camoufler, de l’exhorter, de l’énoncer, de le taire tout en sachant que le corps saura lui se souvenir. Entouré de ses cinq danseurs Qudus Onikeku ne ménage personne. Ni ses interprètes ni les spectateurs. Il y a chez les premiers une fougue, une jeunesse, une physicalité poussée à son maximum pour donner corps à ces intenses douleurs. Chutes, sauts, spirales, déséquilibres, portés constituent la matière organique donnant vie à ces chemins chaotiques et aux êtres marqués à jamais. Il faut à ce propos saluer la performance de tous ces danseurs comme de la conteuse qui réussissent à faire de cette proposition artistique un corps-choeur. We almost forgot, est une somme d’histoires personnelles, de témoignages individuels, qui crée une unité dans les réminiscences des ces blessures.
Pour ce qui est des seconds, les spectateurs, Qudus Onikeku assume la violence qu’elle soit énoncée ou montrée. Il semble convaincu de la nécessité de représenter la violence par la violence. Et c’est sans doute ce qui fait défaut à la pièce. Le spectateur n’a pas d’autre choix, sinon de fermer les yeux et boucher ses oreilles, que d’entendre ou de voir cette violence. Les témoignages magnifiquement transmis par la comédienne conteuse sont d’une telle intensité et dureté, qu’on perçoit parfaitement les scènes énoncées. Et ce à la manière des différentes paroles qu’avait recueillies le journaliste et écrivain Jean Hatzfeld, des victimes et bourreaux du génocide rwandais dans plusieurs de ces livres. Ce qui est dit est déjà tellement fort et incroyable, qu’il est difficile de recevoir la même violence visuellement. Le duo entre Qudus Onikeku et Tidiani N’Diaye exalte cette violence jusqu’à l’insupportable. Personne ne joue un jeu. Le fil tendu autour du cou d’un des danseurs n’est pas un leurre. La bagarre entre les deux hommes jusqu’à l’humiliation de l’un est loin d’être feinte. Ce que dénonce et énonce le chorégraphe perd un peu de valeur dans ces moments de violence physique (quand bien même, une fois encore les interprètes sont exceptionnels de justesse) parce qu’il n’y a aucun filtre qui puisse nous donner du recul face à cette violence intrinsèque à l’homme.
L’art ayant cette capacité de transcender le réel, un tel propos à tout à fait sa place sur un plateau et Qudus Onikeku en prend toute la mesure lorsqu’il donne à voir les individualités égarées, atteintes pour certaines par la folie. Ceci est d’autant plus fort que chacune possède sa place et forme un tout en s’agrégeant les unes aux autres. Comme si le groupe était le seul rempart pour atténuer la douleur, la transformer. La scène finale d’une grande beauté et simplicité, en est l’exemple parfait. Les uns à côté des autres en légère diagonale, les danseurs sont traversés par des impulsions tout en revenant petit à petit à une ondulation de la colonne. La répétition les conduit à une légère transe qui augure, peut-être ?, d’une forme de libération si ce n’est d’un retour à la vie normale.
We almost forgot, malgré certaines scènes trop appuyées, est un spectacle coup de poing où une certaine jeunesse africaine à l’énergie débordante, à travers ces interprètes, s’attache à dire l’indicible et la façon dont le corps s’accorde ou pas avec les souffrances subies. Appartenant à la génération montante des artistes africains, Qudus Onikeku est sans aucun doute un chorégraphe à suivre.
Fanny Brancourt (Avril 2017)
©Adeyinka Yusuf