De l’autre en soi
Anna Teresa De Keersmaeker reprend La Nuit transfigurée, une « réponse » chorégraphique à Verklärte Nacht d’Arnold Schoenberg. La chorégraphe flamande réécrit ici une pièce qu’elle avait créée en 1995, en resserrant l’action autour d’un seul couple et d’un troisième homme qui apparaît au début de la pièce. Pour ce qui est de la composition musicale, elle choisit de prendre cette fois la version pour orchestre à cordes jouée par le New-York Philarmonic dirigé par Pierre Boulez.
Le plateau du Théâtre de la Ville, complètement nu offre toute son ouverture. Une lumière diffuse l’éclaire dans une large diagonale. Aucun encombrement scénographique n’entravera l’avancée de ce couple. La gestuelle d’Anne Teresa De Keersmaeker est bien là, avec ses spirales éclatantes, ses bras tendus comme les branches d’un arbre, indiquant espaces et directions, ses sauts et portés où détente et lâcher prise surprennent sans cesse. Pourtant l’atmosphère qui se dégage de ce pas de deux, paraît moins familière. Elle s’approche plus d’une interprétation d’un duo classique. Lyrisme et romantisme sont donc rendez-vous. La partition de Schoenberg y est pour beaucoup dans cette couleur dominante donnée au spectacle.
« Deux êtres humains transcendent leurs existences par la grâce de la compréhension mutuelle et de la confiance en l’autre. Tout cela sonne peut-être un peu romantique… mais sans doute suis-je d’une nature très romantique. » * Même si dans son parcours chorégraphique, Anne Teresa De Keersmaeker a peu abordé la musique à l’esthétique romantique, elle ne se dédouane pas du romantisme qui l’habite.
La Nuit transfigurée prend ici une forme nouvelle de par sa concentration, quarante cinq minutes, mais aussi l’attachement de la chorégraphe pour le détail et l’expressivité. Inspirée par des sculptures de Rodin (postures de couples stylisés), d’un manuel destiné aux hommes voulant assister leur femme pendant l’accouchement, et du poème de Dehmel qui a inspiré Schoenberg, Anne Teresa De Keersmaeker créé une gamme de gestes, de mouvements, de postures, tout en y incluant la spirale, une de ces figures caractéristique, et répond ainsi au mieux à la musique du compositeur autrichien.
La densité de la relation mise en exergue est palpable. Elle devient une matière à part entière. Transportant ainsi le spectateur dans l’intimité du couple, son histoire. Les élans de chacun des danseurs inspirent et respirent l’attention. La rencontre des deux êtres paraît en permanence renouvelée. La Nuit transfigurée apparaît alors comme un focus sur le couple et le désir d’une compréhension mutuelle et d’où le mouvement naît.
* Extraits des textes de Wannes Gyselinck.
Fanny Brancourt, Théâtre de la Ville Paris (Octobre 2015)
©Agathe Poupeney